Long Island.
6 mai 2018.

Sue passait le plus clair de son temps au lit. Le bébé était attendu pour l’été. Son humeur avait changé. Il n’était plus question de parties de jambes en l’air. Elle était angoissée, terrifiée à l’idée de mettre au monde un enfant. La douleur physique lui était insupportable. Elle avait peur de mourir sur la table d’accouchement. Elle piquait des colères terribles sans avoir besoin d’un prétexte. Des bibelots terminaient leur course contre les murs à intervalles réguliers. Le médecin avait prévenu que les contractions pouvaient intervenir n’importe quand. Elle jurait que ce bébé serait son premier et son dernier.

 

Elle reprochait à Hugo de ne pas être suffisamment présent. Il passait désormais l’essentiel de la semaine en Californie. Il avait loué au mois une piaule minable dans un hôtel de Palo Alto. Milton Earle voulait des informations. Des ragots. Des photos volées. N’importe quoi pour étancher sa soif obsessionnelle. La mission semblait impossible à mener à bien. Le Googleplex était une citadelle imprenable, et Brain l’équivalent d’un chef d’État inapprochable. Mais la paye était bonne. Il avait passé des mois à traquer des tocards autour du monde pour des clopinettes. Pour cette somme, si le cœur lui en disait, Milton Earle aurait pu l’envoyer compter les grains de sable du Sahara.

 

 

 

Hugo avait recruté une femme de ménage dans une agence de luxe. La fille passait ses journées aux ordres de Sue, et dormait dans la chambre d’amis pendant ses déplacements professionnels. C’était une chic fille, une Française discrète, efficace, qui cuisinait admirablement.

 

Sue avait hurlé. Elle s’était renseignée sur les tarifs de l’agence. Ils allaient avoir un enfant. Ce n’était pas le moment de « jeter l’argent par les fenêtres ». Une engueulade monumentale avait suivi. Sue avait les hormones en vrac. Elle n’était plus elle-même. La peur accentuait le phénomène. Hugo n’avait jamais su y faire avec les femmes. Il ne les comprenait pas. Il avait torturé des durs à cuire, passé des brutes à tabac pour des informations sans importance. Il avait posé des bombes sous la bagnole de pères de famille. Il avait appuyé sur le détonateur en sirotant un café. Donner la mort pour de l’argent ne lui avait jamais posé de problèmes de conscience majeurs. Hugo Paradis était un dur de dur. Avec les femmes, c’était une autre histoire. Il redevenait un adolescent. Il perdait les pédales. Les filles pouvaient discuter pied à pied d’un détail pendant des heures. Il rendait les armes et claquait généralement la porte au bout de cinq minutes.

 

 

 

Sue était la fille la plus tenace qu’il ait connue. Il avait gardé son calme un long moment avant de s’énerver à son tour. Il avait bougé une armoire, soulevé les lattes du parquet, et avait plongé son bras sous le sol en grimaçant pour en extirper le sac. Il avait ouvert le sac et balancé le demi-million de dollars sur le lit. Sue avait fait des yeux ronds.

 

— Est-ce que ça ira comme ça ? Est-ce que tu penses qu’on peut se permettre la femme de ménage maintenant, oui ou merde ?

 

— D’où sort cet argent ?

 

— Une avance sur mon travail.

 

— Nom de Dieu… Tu dois tuer qui, hein? Tu dois tuer qui, pour une somme pareille ?

 

Il leva les yeux au ciel. Il sut qu’il avait commis une erreur en lui montrant le pognon. Sue aimait le luxe, mais elle était foncièrement honnête. Elle allait le passer à la moulinette. Un interrogatoire en règle. Il ne lui avait jamais dit quoi que ce soit de compromettant sur son travail.

 

— Je ne dois tuer personne, si ça peut te rassurer.

 

— Je ne te crois pas.

 

— Tuer quelqu’un… Où vas-tu chercher des conneries pareilles ?

 

— Qui t’a donné cet argent ?

 

— Je ne peux pas te répondre.

 

— Il y a combien ?

 

— Cinq cent mille.

 

— Qui t’a donné cet argent ?

 

— Je travaille pour des gens discrets. Tu le sais. Je ne peux pas répondre à cette question. C’est dans mon contrat. Peux-tu arrêter avec tes gamineries ?

 

Elle s’énerva un peu plus encore, si c’était possible.

 

— Peux-tu cesser de me prendre pour une idiote ? Si tu avais un contrat, tu ne cacherais pas ton salaire sous le plancher !

 

Hugo saisit le sac et s’éloigna. Il se retourna sur le pas de la porte en affichant une mine aussi désabusée que ses talents d’acteur le lui permettaient. Il eut envie de lui parler de la maison sur les rives de l’Hudson, des études à Harvard ou à Princeton qu’ils offriraient un jour à leur gamin. Il savait que c’était inutile.

 

— Je suis détective privé. Le meilleur qui soit. Mes clients sont prêts à casser leur putain de tirelire pour s’attacher mes services.

 

— Barre-toi…

 

— Je vais mettre ce fric dans un coffre à la banque. Quand tu auras repris tes esprits, j’espère que tu me féliciteras pour le mal que je me donne.

 

— Tu me files mal au ventre, sombre connard. Disparais…

 

 

 

Il planqua le pognon au fond du jardin de sa mère. Sa vieille habitait un village paumé du New Jersey. Il avait passé les seize premières années de sa vie dans ce bled. Elle avait quatre-vingt-quinze ans et pétait le feu. Les injections de cellules souches faisaient des miracles. Maman Paradis avait profité de sa visite pour lui préparer le chocolat chaud de son enfance, noir et sirupeux. Elle ajoutait de la fleur de maïs et faisait longuement épaissir le chocolat sur le feu. Maman Paradis attendait son petit-fils de pied ferme. Elle aurait voulu qu’il l’appelle Gene, comme son mari. Ou Miranda, comme sa mère. Hugo lui promit d’en parler à Sue et décampa. Cette maison lui filait le bourdon. Y boire du chocolat le plongeait dans une faille spatio-temporelle. Il redevenait l’ado boutonneux et complexé qu’il avait tant détesté.

 

 

 

Il avait laissé sa bagnole dans le parking de l’aéroport de Newark et acheté un billet sur le prochain vol pour San Francisco. Milton Earle le harcelait au téléphone presque chaque jour. Sa terreur de l’Antéchrist de Palo Alto dépassait de loin tout ce qu’il avait imaginé lors de leur première rencontre. Point positif: le vieux semblait avoir un faible pour lui. D’autres liasses de billets verts pourraient bien suivre s’il donnait satisfaction.

 

L’affaire de l’interview avait excité le sénateur au dernier degré. Il bandait depuis deux jours en lisant les gros titres des journaux. Sous la pression de Google, la direction de CBS avait tenté de dissimuler le malaise de Sergey Brain. Mais les images avaient fuite. En vingt-quatre heures, tous les réseaux sociaux, blogs et médias on line de la planète proposaient leur propre montage du désastre. Dix millions de clics par heure. L’action Google avait chuté de vingt et un pour cent en deux jours. Milton Earle considérait la tournure des événements comme une intervention divine. Ils étaient dans le camp de Dieu. La chasse aux transhumanistes était la grande croisade du XXIe siècle.

 

Hugo pensait à Sue. Il se sentait toujours coupable quand il claquait la porte et qu’ils se quittaient fâchés. La même boule à l’estomac le prenait quand, adolescent, il venait de s’engueuler avec sa mère.

 

Le terminal de l’aéroport de Newark était bondé. Des orages avaient retardé les départs. Il avait trouvé un coin à peu près tranquille, avec vue sur les pistes. Il avait deux heures à tuer. Ses yeux divaguaient. Un gros lard s’envoyait son troisième hamburger. Un merdeux jouait avec une petite voiture télécommandée. Des gens embarquaient pour Tokyo, Londres, Paris ou San Diego. Les pistes détrempées brillaient sous les projecteurs.

 

 

 

Milton Earle parlait non-stop depuis un quart d’heure. Chaque nouvel épisode du feuilleton Brain le boostait comme un shoot de speed.

 

— L’attachée de presse et le médecin de Sergey Brain viennent de faire une déclaration sur CNN pour confirmer sa maladie, dit Milton. Ils parlent d’un début de Parkinson « sans conséquences pour ses activités professionnelles ». Elle n’est pas bonne, celle-là, Hugo ?

 

— Je ne saurais dire, monsieur.

 

— L’Antéchrist vient de se prendre l’équivalent d’une bonne droite, Hugo. Mais la bête immonde n’est pas encore morte.

 

— Je crains que vous n’ayez raison, monsieur.

 

— Son service de presse vient de donner aux télés des images de lui en pleine forme, jouant au volley-ball au Googleplex ! Ces maudits génocapitalistes de la Silicon Valley sont prêts à tout pour enrayer la chute de leurs actions.

 

— C’est de bonne guerre, monsieur.

 

— Pourvu que la démence parkinsonienne transforme au plus vite cet ennemi de l’Amérique en légume, Hugo. Nous serions ainsi débarrassés, par la grâce de Dieu, d’un adversaire aussi dérangé que puissant. Quel gain de temps ce serait, n’est-ce pas ?

 

— Le Président vient de soutenir Sergey Brain dans son épreuve avec une grande conviction, monsieur.

 

— Le Mexicain est une honte pour notre pays, Hugo. Je l’ai soutenu à contrecœur, faute d’autres candidats valables dans notre camp. Je pensais qu’il avait des couilles comme des piñatas. Je réalise aujourd’hui que Fernandez n’est qu’un eunuque basané. Je ne lui confierais pas le nettoyage de mes écuries.

 

— Son revirement récent sur les biotechnologies m’a surpris, monsieur.

 

— Son fameux « il est vital de reconnaître que la supériorité technologique est la base de la prospérité économique ». Quelle infamie…

 

— Précisément, monsieur.

 

— Brain, Nick Borstrom, et d’autres soldats de l’extinction de l’espèce humaine, sont en train de retourner le Mex comme une putain de galette de maïs. Nick Borstrom est un lobbyiste transhumaniste de première bourre qui fait la pluie et le beau temps à Washington. Il passe son temps à la Maison-Blanche.

 

— Pensez-vous qu’ils le tiennent d’une manière ou d’une autre, monsieur ?

 

— Ça ne m’étonnerait pas. Ils ont peut-être mis la main sur des photos de lui en train de sucer des pines de boy-scouts, qui sait ? Il y a encore deux mois, il n’aurait pas dit devant le Congrès « l’Amérique doit continuer à investir dans les nouvelles technologies pour rester leader en matière de qualité de vie et de potentiel militaire ». Le basané est en train de retourner sa veste à toute berzingue. Tâchez d’apprendre ce que vous pouvez sur le sujet, Hugo.

 

— Vous pouvez compter sur moi, monsieur.

 

— Et, Hugo…

 

— Oui monsieur ?

 

— Comment se porte Sue ?

 

— A merveille, monsieur.

 

— Bien. Au revoir, Hugo.

 

— Au revoir, monsieur.

 

Hugo serra le téléphone cellulaire de toutes ses forces, à s’en faire péter les jointures. Son mal d’estomac se réveilla.

 

Le gros lard en avait fini avec son hamburger. Il tétait un maxi-milk-shake McDonald’s en le regardant. Hugo lui tendit son majeur et fit mine de se lever. Le gros détala en renversant son milk-shake.

 

Il n’avait jamais dit au sénateur que sa femme s’appelait Sue.