Madison, Wisconsin.
13 juillet 2018.
L’attentat au sein de la communauté d’Eagle Court ne faisait plus la une des journaux depuis longtemps. La police et le FBI avaient remué ciel et terre pendant quinze jours sans obtenir le moindre début de piste. Le chef de la police donna le change en perquisitionnant au hasard chez les sympathisants bioconservateurs de la région. Des dirigeants d’associations radicales furent interrogés. Les auteurs de journaux et de blogs douteux furent traqués et arrêtés sous les objectifs des caméras de télé. C’était du vent. De simples gesticulations pour faire diversion et calmer la population des retraités. Le chef de la police n’avait pas l’ombre d’un indice. Le ou les terroristes s’étaient volatilisés dans la nature. Le gouverneur déclara que les coupables seraient « traqués avec toute l’énergie nécessaire, et conduits à la chaise électrique ». Le cours de l’action Safe Hearts, principal fabricant de pacemakers munis d’un dispositif crypté antipiratage, grimpa de vingt-huit pour cent. Google avait pris le contrôle de Safe Hearts quatre ans plus tôt, à l’occasion d’une gigantesque vague de rachat dans le secteur des technologies du vivant. Brain et Schmidt avaient mis à l’époque cent milliards de dollars sur la table pour diversifier le groupe et s’imposer dans les industries du vivant. Maintenant, même les terroristes faisaient fructifier sans le savoir les avoirs de Google. Le monde était merveilleux.
Par chance, l’accident mortel du quaterback vedette de l’équipe de football locale détourna l’attention médiatique. Tous les journalistes de la région se focalisèrent sur la mort de Bret Easton Favre, un homme de vingt-huit ans retrouvé avec deux grammes d’alcool dans le sang au volant de son véhicule. Deux call-girls nues étaient avec lui au moment du crash contre un pilier d’autoroute. On avait retrouvé de la drogue dans la voiture. Bret Easton Favre était un catholique fervent, et père de trois enfants non augmentés. La nouvelle occulta tout le reste. Les journalistes adoraient cette histoire. Le public avait droit chaque jour à des rebondissements et des révélations spectaculaires. Le piratage des pacemakers d’Eagle Court tomba dans les oubliettes de l’histoire, au grand soulagement des autorités.
Paulie Maldini suivait la fille depuis près d’un mois. Elle s’appelait Nina Provenzano et habitait une petite maison avec jardin avec sa fille de huit ans dans un quartier bourgeois de Madison. Il n’avait eu aucun mal à la retrouver. Le SUV Ford garé derrière le salon de beauté Gorgeous ! était un véhicule de location. Nina Provenzano avait loué la voiture avec sa carte de crédit American Express. Dès le lendemain matin, il était en planque devant chez elle. L’analyse ADN du bureau lui avait donné des éléments précis avant même qu’il ne l’aperçoive en chair et en os. Il s’agissait d’une femme de race blanche entre trente et cinquante ans, d’origine italienne. Elle avait un nez aquilin, yeux verts, cheveux noirs possiblement grisonnants, et porteuse du gène BRCA1 qui confère une forte probabilité de développer un cancer du sein.
En quelques semaines de filature et de recherches, il avait tout appris de Nina Provenzano. Elle était professeur de philosophie à l’université du Wisconsin. Son mec l’avait larguée quand la petite était née et avait disparu du tableau. Nina était une jolie femme de quarante ans au visage dur et sérieux. C’était une intello peu souriante qui ne ramenait jamais un homme à la maison. Elle se consacrait à sa fille et à son travail, et n’avait pas participé à des meetings bioluddites depuis 2014. Nina était fichée sur les listings du bureau et de la police comme une simple « leader d’opinion luddite de catégorie 4 », sans danger pour la société. Elle avait été arrêtée une seule fois dans sa vie, à Seattle lors d’une manif altermondialiste une dizaine d’années auparavant.
Paulie était fasciné par cette fille au-dessus de tout soupçon. Personne ne pouvait se douter que Nina avait du sang sur les mains. C’était une femme élégante, une mère de famille attentive, et une voisine respectée par les gens du quartier. Elle était considérée par ses pairs de l’université du Wisconsin comme une prof de philosophie de premier ordre. Les étudiants gauchistes s’inscrivaient à ses cours pour goûter à la propagande soft de l’intello d’origine italienne. Mais Nina Provenzano ne dépassait jamais les bornes. Elle n’encourageait pas ses étudiants à protester contre les NBIC, pas plus qu’elle ne critiquait ouvertement le gouvernement. Nina se cantonnait à Nietzsche, Heidegger, Kant ou Socrate. Elle brouillait les cartes admirablement. Ses vies étaient cloisonnées. Sa figure publique n’était pas en phase avec ses activités privées. Nina Provenzano avait choisi la discrétion pour pouvoir opérer en toute tranquillité. Paulie avait eu beaucoup de chance de la démasquer. Il l’observait de loin, aux jumelles, comme un ornithologue découvrant l’oiseau rare. Nina Provenzano ne se doutait de rien.
Il fouilla dans son passé et affina son portrait. Nina était la fille d’un prof de physique originaire de Florence. Elle était née à Buffalo où elle avait grandi avec sa petite sœur. La mère Provenzano avait succombé à un cancer du sein quand elle avait dix ans. Elle avait été active à la fin des années quatre-vingt-dix et début deux mille dans la mouvance altermondialiste de la côte Est. Elle avait écrit quelques articles dans des revues gauchistes sur la théorie de la « poussière grise », son obsession de l’époque. Les textes étaient directs et paranos. Ils lui rappelèrent les graffitis qu’on pouvait lire sur les murs des toilettes en Europe : « Les nanotechnologies sont l’incarnation du mal et le symbole de la démence vénale du lobby scientifico-industriel », « Non aux assembleurs moléculaires », « Les nanorobots transformeront la biosphère en poussière ». Nina Provenzano était en avance sur son temps. Les nanotechs étaient depuis devenues synonymes de fin du monde pour tous les bioconservateurs. La possibilité d’un accident industriel de type « poussière grise » avait pris du galon chez les écolos radicaux. L’hypothèse des nanorobots autorépliquants devenus incontrôlables, réduisant la terre en bouillie grise en quelques jours, avait remplacé dans les journaux l’holocauste nucléaire en tête du classement des menaces pesant sur l’humanité. Google Ultimate classait le scénario de la « poussière grise » dans la catégorie des risques « infimes » de destruction de la planète, avec la grippe, les météorites, ou l’explosion du soleil. L’IA classait l’holocauste nucléaire en tête du hit-parade. Les éditorialistes bioconservateurs avaient rué dans les brancards. Ce classement était la preuve que l’IA était aux mains des militaires, des transhumanistes, et du lobby médico-industriel. Un syndicaliste médiatique écrivit dans La Repubblica : « L’IA est conçue pour penser comme Sergey Brain. C’est-à-dire pour ne pas penser du tout, et favoriser le business aux dépens de l’homme. »
Il faisait la navette entre Madison, Langley et sa famille. Le plus souvent il retournait chez lui une nuit par semaine, et passait une matinée à Langley pour régler les affaires courantes. Ses équipes lui envoyaient des mémos, des films, des photos, des dossiers à la pelle. Pendant qu’il perdait son temps à tourner autour d’une inconnue avec mille précautions, ses hommes passaient à l’action. Ils infiltraient des groupuscules extrémistes, tabassaient des types qui militaient pour la décroissance, menaçaient leur famille et distribuaient du cash à des balances. Ils obtenaient des résultats. La reprise en main du territoire national était en marche. Les apprentis terroristes se passaient le mot et commettaient des erreurs de débutants. Ses hommes interceptaient les messages et s’infiltraient comme dans du beurre dans les rangs des forces de l’ombre.
Après son passage à Langley, Paulie s’offrait un parcours de dix-huit trous pour ne pas perdre la main. Il retournait ensuite ventre à terre et truffe au vent à Madison. Awwwouuuuuu ! Awwwouuuuuuu ! Il se faisait l’effet d’un chien de chasse sur le point de débusquer sa proie. Cette sensation le boostait au plus haut point.
Il avait du temps. Borstrom lui faisait toute confiance et semblait avoir des problèmes plus urgents à régler. Le directeur était 24/7 sur le dossier chinois. On suspectait la présence d’une taupe de très haut niveau. Des données militaires sensibles liées aux nanotechs s’étaient envolées vers Pékin. Le chef d’état-major des armées était furax. Le Président avait appelé le bridé en chef et menacé Pékin de sanctions. Le bridé en chef avait nié les faits et joué les vierges effarouchées. Le siège de la CIA à Langley était sens dessus dessous. Paulie pouvait se consacrer à l’oiseau rare sans être emmerdé.
Paulie n’avait parlé de Nina Provenzano à personne. Il la gardait pour lui. Il voulait en savoir plus. Cette femme n’était qu’une petite terroriste de seconde zone, mais son profil l’intriguait. Il plaça une caméra de surveillance dans son appartement, pirata sa ligne téléphonique et infiltra son serveur informatique. Le grand chelem. Nina Provenzano n’aurait bientôt plus de secrets pour lui.
Il loua une chambre d’hôte chez une petite vieille, à deux pas de son domicile. Il pouvait surveiller sa porte par la fenêtre. Quand il n’était pas dans sa voiture à la suivre, il passait son temps dans la piaule décorée Laura Ashley à visionner les enregistrements et à lire ses e-mails. Il s’allongeait sur le lit et balançait sur son téléphone le flux des images de Nina et la petite. La fille s’appelait Rose.
Elle avait huit ans et un QI au-dessus de la moyenne. La gamine était un phénomène de foire. Les Provenzano n’avaient pas de télé. Rose passait son temps à lire des livres et à surfer sur les sites d’information italiens et US. Elle écoutait de la musique classique et parlait philosophie avec sa mère pendant le dîner. Paulie n’avait jamais vu une famille aussi civilisée.
Tout ce temps passé avec les Provenzano le renvoyait à sa propre vie. Il pensait à Karen. Sa femme était un fantôme qu’il ne baisait plus que pour donner le change et feindre la normalité. Il pensait à ses enfants, deux tarés qu’il connaissait à peine, abrutis par la culture de masse et des parents peu concernés. Ses propres gamins avaient été élevés par Nintendo, la télévision et les films d’Hollywood. Sa vie de flic ne lui avait pas laissé l’occasion de mieux les connaître. Ces gamins avaient grandi pendant qu’il avait le dos tourné. Ils avaient dormi sous le même toit pendant toutes ces années, mais avaient mené des vies parallèles. Ils étaient tout doucement devenus de parfaits étrangers. Il n’y avait plus rien à y faire. Impossible de faire marche arrière. Il n’avait de toute façon aucun talent pour les relations familiales, aucun flair pour la pédagogie, aucune patience pour faire mine de s’intéresser aux adolescents d’aujourd’hui. Il avait fondé une famille quasiment malgré lui, presque sans s’en rendre compte. Il avait joué au père de famille comblé avec une conviction de façade. Quand il y songeait, il se faisait l’effet d’un bel enfoiré. Le golf et le boulot avaient constitué des distractions efficaces pour éviter de cogiter sur le sujet. Ils étaient des millions dans son cas.
Il avait assemblé son putter de voyage et travaillait son petit jeu sur la moquette. La balle de golf devait s’arrêter près du trou virtuel, une pièce de monnaie qu’il avait posée devant la porte. Il n’avait pas plus de cinq mètres de recul mais c’était mieux que rien. Du coin de l’œil il surveillait l’écran de contrôle. Rose et Nina étaient dans le salon. La petite avait posé son livre et faisait de la broderie près de la cheminée. Sa mère corrigeait des copies, les deux pieds sur la table basse. Un air de musique classique qui lui disait quelque chose berçait la soirée. Il pressa sur son oreillette et interrogea son assistant virtuel. Il s’agissait des suites pour violoncelle de Bach, interprétées par Paul Tortelier. C’était magnifique. Paulie téléchargea le disque et se promit d’écouter de la vraie musique à l’avenir.
L’audit minutieux de l’ordinateur de Nina Provenzano lui avait fourni des informations précieuses. Le père de la petite Rose était un fils de pute du nom de Bill Sheperds. Il habitait Los Angeles et passait son temps à réclamer du fric à son ex. Il menaçait régulièrement de demander la garde partagée de la gamine. Sheperds était un dentiste à la dérive, un loser accro aux amphétamines qui n’avait jamais possédé son propre cabinet. Il travaillait dans un dispensaire pourri du quartier black de Compton. Sheperds était une source d’ennuis constants pour Nina Provenzano.
La sœur de Nina était une intellectuelle lesbienne qui en pinçait pour le cinéma européen. Elle enseignait la structure du scénario à NYU. Elle parlait de metteurs en scène dont Paulie ignorait tout. Il se promit de visionner des longs-métrages de Polanski, Rivette ou Godard dès qu’il en aurait l’occasion. Rien dans ses e-mails ne laissait apparaître qu’elle était au courant ou partageait les activités terroristes de sa sœur. Nina correspondait régulièrement avec une dizaine d’inconnus utilisant des pseudos. Probablement des militants de la cause bioconservatrice. Paulie envoya leurs adresses IP à Langley. Il obtiendrait les noms et adresses sous vingt-quatre heures.
Nina et ses amis n’étaient pas assez stupides pour parler précisément d’attentats. Ils ne donnaient pas de lieux, de dates ou de noms. Sa correspondance lui permit néanmoins de dresser son portrait en creux. La convergence NBIC était pour elle synonyme d’affadissement de la société. Tout le monde aurait à terme le même QI, les mêmes capacités physiques et intellectuelles. Tout cela sans fournir le moindre effort, par le simple biais des modifications génétiques, et à terme par l’hybridation totale de l’homme avec la machine. Nina considérait que la singularité technologique piétinait la culture et ses valeurs. L’augmentation de l’homme, son amélioration génétique, favorisait les cerveaux médiocres et réduirait un jour la valeur travail à néant. Il ne serait bientôt plus nécessaire d’étudier des années durant pour décrocher un doctorat. On ne pourrait plus s’élever dans la société à force de volonté et d’intelligence. Les élites se dilueraient dans la singularité comme des diamants dans une bouillie infâme. Le monde qui s’annonçait l’écœurait au plus haut point. Les transhumanistes crachaient sur deux mille ans d’histoire. Elle aurait voulu les éliminer jusqu’au dernier. Rose et les futures générations d’humains biologiques méritaient mieux que de devenir des machines. L’humanité de Platon et de Descartes ne pouvait pas finir ainsi, contrôlée par la superintelligence de Google, dans une société du loisir artificiel permanent. Nina Provenzano se battait comme une lionne, avec ses petits moyens dérisoires, pour éviter l’inévitable. Elle parlait à une certaine « Medicis Girl » d’un monde « uniforme et totalitaire, dans lequel Rose n’aurait pas plus de perspectives qu’un ado débile gavé aux jeux vidéo ». Paulie éclata de rire. Cette fille lui plaisait. Il avait envie de mieux la connaître. Envoyer Nina Provenzano en prison ne lui effleurait même plus l’esprit.