Maison-Blanche, Washington.
28 janvier 2019.

On ne faisait pas d’omelette sans casser des œufs. Le bien du plus grand nombre prévalait. Il était de la responsabilité des grands leaders, depuis la nuit des temps, de franchir la ligne jaune quand c’était nécessaire. La mise en marche du « grand futur » passait par de sombres manœuvres. La politique n’était pas un métier d’enfant de chœur. L’expansion planétaire d’une grande démocratie transhumaniste nécessitait des actions radicales, parfois désagréables. Jeff Fernandez ne prenait aucun plaisir particulier à frayer dans ces eaux marécageuses. Mais il n’avait pas le choix.

 

La Maison-Blanche n’était plus qu’un bureau d’enregistrement des requêtes de Google. Fernandez tentait de sauver la face en approuvant. Il avait approuvé l’attentat de Madrid. Il avait approuvé le plan Milton Earle. Approuvé encore l’assassinat de témoins gênants. Le malade de Mountain View tirait toutes les ficelles. Fernandez n’était plus qu’un pantin abonné aux réunions internationales et à la gestion quotidienne du pouvoir. Google s’était taillé sur mesure un officieux « ministère du Futur de l’humanité ».

 

Le Président écouta Nick Borstrom et Rob Painter en frémissant. Ses visiteurs en pinçaient pour leurs rendez-vous nocturnes dans le Bureau ovale. Ils n’étaient aux yeux du monde que des hommes de l’ombre, d’obscurs lobbyistes au service du pouvoir. La situation était confortable et leur permettait d’évoluer sous le radar. Ils jouissaient de leur position d’entremetteurs capables de tordre le bras au chef des armées. Ils croyaient dur comme fer à la justesse de la cause transhumaniste. Ils « kiffaient » les coups tordus et le jeu d’échecs géopolitique. Google fournissait les armes pour imposer le grand futur à l’humanité et asseoir la domination de l’Amérique. Personne n’avait à se plaindre de leur boulot, surtout pas Jeff Femandez. Ces types étaient bons pour le pays. Ces types étaient sans pitié et efficaces. Ces types allaient le faire entrer dans les livres d’histoire.

 

 

 

Le Président fit mine de réfléchir un instant, et approuva comme il le faisait toujours. L’Europe et les zones touchées par la crise économique avaient besoin de l’aide financière des États-Unis pour relever la tête. L’écart de niveau de vie entre les pays transhumanistes et les autres s’accentuait sans cesse. Une solution devait être trouvée. Il en allait de la sécurité du monde. Les pays marginalisés, oubliés par la croissance NBIC, étaient en voie de brésilianisation. La France comptait six millions de chômeurs. Vingt millions d’Allemands étaient sous le seuil de pauvreté. Les riches vivaient repliés sur eux-mêmes, dans des quartiers sécurisés, encerclés par des ghettos de plus en plus violents et incontrôlables. Les zones de non-droit gagnaient du terrain. Les enlèvements contre rançon se multipliaient. Les perspectives étaient nulles. Sans la perfusion du FMI, des guerres civiles auraient déjà mis le Vieux Continent à feu et à sang.

 

La situation n’était pas plus brillante en Afrique noire et en Amérique du sud. Mais les populations locales, habituées à vivre à la dure, résistaient mieux à la paupérisation de leur société. La misère faisait partie de leur culture. Les Européens avaient encore le goût du champagne et des jours heureux dans la bouche. Ils étaient mûrs pour la castagne, fatigués, prêts à tout pour retrouver une partie de leur lustre d’antan. Le moment était venu de tendre la main à l’Europe et d’arriver comme des sauveurs. Cette fois, le Vieux Continent n’avait pas besoin des GI’s pour se débarrasser de la vermine nazie. L’Europe avait besoin de cash pour sortir du gouffre. Sergey Brain ne proposait rien moins qu’un nouveau plan Marshall.

 

Les services de renseignements avaient pris le pouls des populations, des médias et des principaux leaders politiques européens. Rob Painter avait fait le tour des chancelleries. Jeff Fernandez avait tâté le terrain avec ses homologues européens. Le directeur de la CIA avait confirmé l’impression générale : l’Europe bioconservatrice était en train de s’effondrer sur ses bases. Les retombées positives de l’attentat de Madrid avaient dépassé toutes leurs espérances. Il était temps pour l’Amérique de frapper un grand coup.

 

 

 

Nick Borstrom s’attacha à caresser le Président dans le sens du poil. Fernandez était un homme simple. Un authentique patriote prêt à défendre vaille que vaille les intérêts de son pays. C’était aussi un honnête homme, foncièrement droit, qui avait besoin d’être rassuré.

 

— L’entrée de l’Europe dans le grand marché des technologies du vivant va entraîner la chute du reste du monde bioconservateur, dit Borstrom. La contagion façon dominos est inévitable. Nos prévisions de croissance économique s’en trouveront décuplées, monsieur le Président.

 

— Dieu vous entende, Nick.

 

— Je ne crois pas en Dieu, monsieur le Président.

 

— Vous devriez, Nick.

 

— N’ayez pas d’inquiétude, monsieur le Président, souffla Painter. Nous avons toutes les cartes en main pour assurer l’avenir de notre pays et la stabilité géopolitique du monde.

 

— Rien ne dit que les Russes accepteront notre obole.

 

— Ils l’accepteront tôt ou tard, monsieur. Les Slaves sont fiers, mais ils ont faim. Moscou est devenu un coupe-gorge. La situation ne peut plus durer.

 

— Et les Chinois ?

 

— Les bridés laisseront faire, sourit Borstrom. Je suis moi-même en négociation avec eux pour un retour de Google sur leur territoire. Nous les tenons par les parties molles, monsieur. Ils ont trop besoin de l’IA pour nous chercher des noises. Ils laisseront faire le plan de sauvetage de l’Europe.

 

— Vous allez devenir un héros, monsieur le Président, fit Painter.

 

— Du calme. Contentons-nous de ne pas ruiner mes chances de réélection. Cela suffira à mon bonheur, messieurs…

 

— Le plan Fernandez sera un tournant dans l’histoire de l’humanité.

 

— Le plan Fernandez ?

 

— Sergey Brain pense que vous méritez de donner votre nom à cette opération, monsieur le Président.

 

Fernandez réfléchit une minute et grimaça.

 

— Je ne tiens pas à passer pour un mégalomane, Nick. Nous trouverons autre chose.

 

— C’est tout à votre honneur, monsieur le Président.