Palo Alto.
12 juillet 2018.

Déjà deux mois qu’il travaillait pour le sénateur Earle et multipliait les allers-retours en Californie. Il essayait de rentrer à Long Island tous les week-ends. Sue avait accouché une semaine plus tôt d’un petit garçon. Elle avait choisi de l’appeler Robert. « Bob » Paradis pesait quatre kilos et mesurait cinquante-huit centimètres à la naissance. C’était un costaud qui ressemblait trait pour trait à son père. Sauf qu’il était aussi blond que ses parents étaient bruns. En échange d’une petite fortune, le génocentre de Brooklyn lui avait donné des yeux bleus, des cheveux blonds, le gène des maths, des langues, et l’assurance d’un QI de première catégorie.

 

Sue rayonnait de bonheur. Bob était le premier bébé « sur mesure » de sa famille, le premier à avoir bénéficié d’une intervention biologique. La programmation épigénétique in utero assurerait au petit Bob une vie longue et sans souffrances. Elle en parlait à toutes ses amies avec des étoiles dans les yeux. Les bourgeoises adoraient les bébés immortels bien potelés. Les tensions au sein de leur couple étaient retombées comme par enchantement. Elle n’avait plus jamais mentionné le pognon. Elle passait son temps à couvrir son Bob de cadeaux. Le petit merdeux dormait dans des grenouillères Baby Dior. Sa chambre débordait de jouets dont il n’aurait pas l’utilité avant des années. Hugo approuvait le retour de l’ancienne Sue. Il pouvait s’absenter et se consacrer à sa besogne l’esprit léger.

 

Il avait accumulé des piles de dossiers sur Google et Brain. Sa chambre d’hôtel miteuse louée au mois était devenue trop petite. La montagne de documents pouvait finir par intriguer le gang des femmes de ménage latinos.

 

Il loua un meublé dans une rue calme sous un nom bidon. Ses voisins étaient des petits employés de bureau blancs qui partaient tôt et rentraient tard. Il tapissa les murs d’interviews de l’Antéchrist, de photos aériennes du Googleplex, de sa famille, et de ses plus proches collaborateurs. Il se glissa dans les chaussons de Sergey Brain et tenta de mieux le connaître. Milton Earle le bombardait de coups de téléphone à toutes les heures du jour et de la nuit. Le sénateur du Texas lui faisait livrer de la littérature bioconservatrice d’extrême droite et de la viande faisandée dans des bacs de neige carbonique par coursier spécial.

 

Le soir Hugo prenait sa voiture pour se balader. Les grands boulevards de la Silicon Valley ressemblaient à un bureau d’ordinateur. Tous les sièges sociaux des industries de pointe étaient réunis ici, sur quelques kilomètres carrés. Les logos géants brillaient dans la nuit les uns après les autres, à perte de vue. Les icônes étaient familières : Apple, Human 2.0, Oracle, SanDisk, Genefactor, Facebook, Live4ever, Hewlett-Packard, eBay, Adobe, Cisco, AMD… Plus de cinq mille entreprises de haute technologie se partageaient cette zone stratégique dans le sud de la baie de San Francisco.

 

Il gara sa voiture de location devant un Green Deal, une chaîne de fast-foods végétariens filiale de McDonald’s qui faisait fureur. Il avait pris une voiture hybride pour ne pas attirer l’attention. Il portait un pantalon chino beige, un polo de golf blanc, et une paire de baskets. Il avait la dégaine du cadre standard habitant la Silicon Valley.

 

Toutes les tables étaient occupées par des geeks et des commerciaux sirotant des jus de légumes en tapotant sur leur terminal. Hugo était aussi invisible qu’un grain de sable sur une plage.

 

Il commanda un burger au tofu sans lipides, une salade de soja aux pousses de luzerne et un soda light. Il posa son plateau à la table d’un jeune type musculeux.

 

— Vous permettez ?

 

— Bien sûr ! Il y a de la place pour deux.

 

C’était un grand blond souriant et bronzé, genre prof de tennis. Il devait apprendre l’art du coup droit à de riches femmes au foyer mortes d’ennui, et arrondir ses fins de mois en les baisant jusqu’à plus soif.

 

La population locale lui était inconnue. Hugo ne manquait pas d’engager la conversation dès qu’une occasion se présentait. Il se nourrissait dans les Starbucks, les Green Deal, et les Healthy Hut, où convergeaient tous les salariés transhumanistes de la région. Les steaks de Milton Earle, qu’il se faisait griller à la poêle au petit déjeuner, lui permettaient de survivre au régime hypocalorique que grignotaient du bout des lèvres les locaux.

 

Hugo se présenta. Il s’appelait Bob et venait de s’installer dans le coin. Il était cadre supérieur chez eBay. Le blond lui souhaita la bienvenue en Californie. Il s’appelait Dan, était titulaire d’un doctorat en médecine régénérative, et bossait dans une clinique privée de Palo Alto depuis quelques années. Dan croquait des carottes et des branches de céleri avec des dents blanches et régulières comme un clavier de piano Bôsendorfer.

 

Le blond était originaire du Midwest et adorait les conditions de vie de la Valley. Il pouvait faire du vélo toute l’année, la criminalité était inexistante, les filles étaient jolies et affûtées, et toutes les stars de la planète venaient se produire au San José Coliseum.

 

Hugo hocha la tête d’un air entendu.

 

— La Valley a l’air d’un paradis, il dit.

 

— La seule fille obèse que je connaisse est ma femme de ménage. Et je ne croise jamais ma putain de femme de ménage !

 

— Je te comprends. L’obésité est une atteinte à la décence et à la géométrie.

 

— Exactement ! Comment peut-on infliger ça aux autres ?

 

— Les gras du bide coûtent cher au pays. Qui a envie de payer des impôts pour soigner des demeurés qui s’empiffrent de graisses animales à longueur de journée, pas vrai ?

 

Le blond téta son jus protéiné en lui envoyant un clin d’œil. Hugo commençait à lui plaire.

 

— Dan, toi qui es médecin, dis-moi ce que tu penses du Parkinson de Sergey Brain. Il va s’en sortir ?

 

— Hmm… Difficile à dire, Bob. J’espère qu’il tiendra le coup. Le monde a besoin d’un type aussi brillant pour avancer dans le bon sens.

 

— J’adore ce type, souffla Hugo.

 

— Un de mes voisins est un googler très haut placé avec qui je joue au golf le week-end. Il me disait que Brain consultait des médecins tous azimuts mais semblait en bonne forme.

 

— Tant mieux.

 

— D’un point de vue médical, la seule solution efficace à terme est l’implant intracérébral. Les résultats sont aléatoires pour le moment, mais la technologie avance vite…

 

— J’ai foi en la technologie, Dan.

 

— Amen, Bob ! Et encore une fois, bienvenue en Californie. La Valley est le centre du monde, il n’y a pas de meilleur endroit sur terre.

 

 

 

Dan lui serra vigoureusement la main et décampa. Il avait rendez-vous à l’institut de beauté de State Avenue où des Asiatiques pratiquaient des massages aux petits oignons. Hugo termina son hamburger en observant ses voisins. Tous étaient des copies de Dan. En plus ou moins musclés. En plus ou moins riches. Tous vivaient de leur plein gré dans un paradis artificiel climatisé, télésurveillé, javellisé. Tous se foutaient du reste du monde et du grand schisme philosophique qui avait coupé l’humanité en deux camps. Les bons citoyens transhumanistes fonçaient droit devant eux en ignorant les bas-côtés, sans un regard dans le rétroviseur. La convergence NBIC était leur religion. Atteindre en bonne santé la singularité, synonyme de vie éternelle, était leur but. Ils réduisaient les risques de la vie quotidienne au maximum. Le tourisme en Europe et dans les zones bioconservatrices n’était plus réservé qu’aux suicidaires, aux malades en phase terminale en quête de leurs racines, ou aux marginaux d’extrême gauche.

 

Les Californiens avaient inventé l’humain 2.0 et le reste du monde allait suivre. Il y aurait des affrontements, des attentats, des réticences, mais les masses leur emboîteraient le pas. C’était inévitable. Hugo en était chaque jour un peu plus persuadé. Milton Earle pouvait bien dépenser tout son fric si le cœur lui en disait. Le combat était perdu d’avance. Rien ni personne ne pouvait éliminer tous les Dan de la planète. Même les plus réfractaires finiraient par comprendre que l’éclairage à la bougie, la misère et la promesse d’un cancer à soixante ans ne constituaient pas le summum de l’évolution. L’homme n’avait jamais renoncé à la technologie. Il n’y aurait pas de marche arrière.

 

Hugo était le salarié d’une entreprise condamnée à disparaître. Il se contentait d’obéir et de palper son chèque. Personne ne lui demandait son avis. La paye était bonne et le job contemplatif. Il travaillait désormais pour assurer l’avenir de Paradis junior.