Océan Pacifique, au
large de San Diego.
15 décembre 2018.
L’hélicoptère se posa en douceur sur le pont du gigantesque yacht. Sergey aperçut les assistants de Larry Ellison, le patron d’Oracle, en train de l’aider à se lever de son fauteuil roulant. Il tenait à être debout pour accueillir son invité. Sergey rassembla son énergie pour faire bonne impression. C’était sa première sortie depuis une éternité. Il se sentait nerveux et peu sûr de lui. Wayne lui envoya un clin d’œil d’encouragement.
Sergey attendit que les pales de l’hélico s’arrêtent complètement pour descendre de l’appareil. Il prit une grande inspiration et sauta sur le pont. Il rejoignit Larry Ellison d’un pas dynamique, sourire aux lèvres. Il voulait avoir l’air d’un jeune homme. Il crevait de trouille de faire mauvaise impression. Ellison était actionnaire de Google, mais c’était avant tout une langue de pute. Il n’hésiterait pas à colporter les pires saloperies si une crise frappait Sergey sous ses yeux.
Ellison était encore plus voûté et plus maigre que la dernière fois. Il semblait pouvoir s’envoler à la première rafale de vent. Il tendit une main molle et pâle, couverte de fleurs de cimetière, que Sergey serra aussi délicatement que possible par peur de lui péter une phalange.
— Bonjour, Larry. Tu sembles en forme, mentit-il.
— Sergey, quelle joie de te recevoir. Mais où est ta femme ?
— Je suis venu seul, Larry.
— J’en suis désolé. Tu sais combien j’apprécie ta… Comment s’appelle-t-elle déjà ?…
— Anne. Ma femme s’appelle Anne, Larry.
— Bien.
Ellison commençait à fatiguer. Ses jambes tremblaient sur leur base. La station debout lui était devenue difficile. Il claqua des doigts. Ses hommes l'installèrent sur son fauteuil électrique.
Oracle V était une véritable ville flottante. Larry Ellison l’avait aménagé pour y vivre en permanence, à l’abri des regards indiscrets. L’ancêtre contrôlait son empire depuis les océans. Deux frégates lourdement armées suivaient le yacht en permanence pour assurer sa sécurité. C’était la dernière folie du multimilliardaire paranoïaque. Cent cinquante mètres de long, virtuellement insubmersible, Oracle V était le plus puissant des bateaux privés. Il battait pavillon de Lost Island, une île déserte du Pacifique qui lui appartenait.
Les deux hommes s’isolèrent dans les salons privés. Comme tous les anciens pauvres, Larry n’avait jamais réussi à perdre ses mauvaises habitudes. Il fallait qu’il frime, qu’il étale sa verroterie comme un vulgaire voleur de poules. La plèbe achetait des livres de reproduction sur Amazon. Ellison achetait de l’art en ligne chez Sotheby’s. Sergey fit mine de s’intéresser à ses dernières acquisitions, un autoportrait de Rembrandt et une sculpture de Giacometti. Le yacht croulait sous les œuvres d’art et des éléments de décor de cinéma du siècle dernier. Ils s’installèrent pour le thé autour d’une table en marqueterie Louis XV. Des photos pornos de Jeff Koons jouxtaient des costumes originaux de Star Wars et des toiles de maîtres de la Renaissance italienne et flamande. L’ensemble donnait la nausée.
Sergey fit descendre un neurorelaxant avec une gorgée de thé vert.
— Parle-moi de ton Parkinson, Sergey. Sous contrôle ?
— Rien de spécial, Larry. Comme tu peux le constater, je suis en pleine forme. Mes médecins sont positifs.
— Il ne faut pas croire ces idiots de médecins. Ils sont prêts à raconter n’importe quoi pour fidéliser leur clientèle.
— Je suis au top, Larry. Parlons de toi. Tes futures jambes artificielles, c’est pour quand ?
— L’opération est programmée pour le milieu de l’année prochaine. J’ai demandé aux ingénieurs de Toyota de modifier encore quelques détails.
— J’ai hâte de te voir quitter ce fauteuil, Larry. Un homme avec ton énergie mérite une vie meilleure.
— Je serai le premier homme à bénéficier de cette nouvelle génération de prothèses robotisées. Jusqu’alors, les prototypes n’avaient été testés que sur des animaux. En tout cas, officiellement…
— La fusion entre l’homme et la machine commence tout doucement à ressembler à quelque chose, Larry. Comme toujours tu es un précurseur, le leader qui montre la voie.
Larry tapota sur ses vieilles jambes.
— Ne nous racontons pas d’histoires. Je vais sans doute me sentir un peu nerveux en entrant dans la salle d’opération à l’idée de perdre ces deux-là…
— Tu seras heureux du résultat. Je connais Akiro Suzuka, le patron du département robotique de Toyota. Nous étions ensemble à Stanford. Tu es entre de bonnes mains. J’ai mis plusieurs fois le paquet pour le débaucher, mais il ne supporte pas de quitter le Japon…
— C’est un Jaune de première catégorie. Si les jambes fonctionnent comme il le dit, je me laisserai peut-être tenter par des bras artificiels. L’interface cérébrale est sur le point d’être finalisée. Akiro Suzuka me disait hier qu’un cobaye de l’armée, amputé des deux bras, était déjà capable de peler une pomme avec son couteau…
— Comment se portent tes clones ?
— Mon clone personnel vient de fêter ses deux ans. Il me ressemble déjà comme deux gouttes d’eau. Un caractère de cochon et un penchant évident pour les sciences.
— Bien.
— Et le tien ?
— Il a un an. Je ne suis, disons, pas prêt à le rencontrer pour le moment…
— Je peux comprendre ça.
— Et les autres clones ?
— Ils poussent à une vitesse stupéfiante. La vie en mer n’est pas toujours rose. Tous ces gamins apportent un peu de vie et de bonne humeur sur ce bateau…
— J’en suis heureux, Larry.
Wayne mangeait un morceau avec les hommes d’Ellison. Les types regardaient un match de base-ball en braillant. Le niveau sonore était intolérable. Il repoussa son assiette et sortit sur le pont pour se dégourdir les jambes et respirer le vent marin. Il lui fallut plus d’une heure pour faire le tour du navire, explorer ses trois ponts en teck et une partie des coursives. Oracle V était un labyrinthe de couloirs bordés de cabines, au détour desquels on tombait sur un court de tennis, une piscine, un laboratoire, une nurserie ou une salle de projection.
Wayne s’immobilisa derrière la vitre d’une salle de jeux. Une quinzaine de gamins en bas âge empilaient des blocs ou barbouillaient sur des feuilles sous la surveillance de trois blondes aux allures de déesses. Ce spectacle innocent l’apaisa. Cette première sortie depuis trop longtemps lui faisait du bien. L’enfermement à Mountain View l’avait mis à cran. Les dernières semaines avaient été pénibles. Le Googleplex lui faisait l’effet d’une prison.
Sergey n’était plus le même homme. L’implant cérébral avait modifié sa personnalité et provoquait des sautes d’humeur difficilement supportables. Le boss était devenu paranoïaque. Il se nourrissait de ragots. Seuls les dossiers calientes le mettaient parfois de bonne humeur. Il avait écarté sa femme de son cercle immédiat. Il bandait pour les sex-tapes de starlettes et les enregistrements téléphoniques crapouilleux. Le cours de l’action Google et la gestion quotidienne de l’empire lui étaient indifférents. Sergey était devenu un être aigri, misanthrope, centré sur son grand œuvre. Il veillait sur l’IA comme un horticulteur maniaque sur un bonzaï. Les progrès de son bébé lui mettaient les larmes aux yeux. La scalabilité de l’algorithme était stupéfiante. L’IA améliorait ses codes à une vitesse exponentielle. Les hypothèses les plus conservatrices de ses cogno-informaticiens estimaient que Google attendrait le seuil critique en 2035 : une IA des millions de fois plus intelligente qu’Homo sapiens, doublant sa puissance tous les six mois, qui deviendrait de fait la seule source de progrès sur la Terre. L’IA était la dernière invention de l’homme. De la pierre taillée à Google, Homo sapiens avait donné son maximum et atteint les limites de la créativité biologique.
Sergey attendait la singularité avec une impatience qui tournait à la démence. Il voulait demeurer en vie jusqu’au changement de paradigme ultime. La singularité était synonyme de changements inimaginables. L’intelligence non biologique était la clé de sa propre immortalité. Bientôt, l’humanité serait entre les mains des machines. La singularité était synonyme de posthumanité. Et personne, en dehors d’une poignée d’initiés, ne mesurait réellement la portée, la violence et l’imminence du phénomène.
Sergey avait mis sa vie sur « pause ». Il se contentait d’attendre. Il lui fallait survivre coûte que coûte, emprisonné dans ce corps malade qui lui donnait la nausée, jusqu’au téléchargement de sa conscience. Pour tuer le temps, Sergey bandait pour des ragots et s’amusait à humilier des hommes politiques. Wayne l’accompagnait dans ce voyage destructeur mortifère comme un serviteur dévoué.
Il observait les gamins qui empilaient des cubes avec un grand sourire. Il était probablement l’assistant personnel le mieux payé au monde. Mais sa santé mentale n’avait pas de prix. Il ne tiendrait plus très longtemps dans ces conditions.
Larry Ellison était fasciné par le cinéma américain de sa jeunesse et les stars de l’âge d’or du show-biz. Il payait des fortunes pour des cheveux de vedettes vivantes ou décédées. Sa précieuse collection d’ADN humain comptait plusieurs centaines de célébrités. Devant la recrudescence des exhumations sauvages, les cimetières avaient dû engager des services de sécurité pour faire reculer le trafic. Une mèche de cheveux ou un os utilisable d’une vedette de premier plan trouvait preneur pour un million de dollars ou plus. Larry avait payé jusqu’à dix millions pour le fémur de Michael Jackson. Mais la concurrence entre milliardaires fétichistes était aussi féroce que discrète. L’héritier d’Ikea lui avait soufflé sous le nez une mèche blanche d’Albert Einstein pour cinq millions.
Sergey avait tenu le coup. Il avait supporté la conversation de son hôte tout au long d’un dîner interminable. Il était resté calme, poli, et pas la moindre crise de tremblements n’avait gâché son numéro d’entrepreneur dans le coup. Ellison l’avait bombardé de questions sur l’IA, l’évolution des lois bioéthiques en Europe, son nouveau Boeing 797, et les rumeurs d’homosexualité du gouverneur de Californie. Il avait comblé la soif d’information du vieux. Depuis qu’il vivait sur les océans et s’adonnait aux manipulations génétiques, Larry Ellison manquait de contacts avec ses pairs. Il s’était isolé et cachait mal sa solitude. Sergey faisait partie des rares fidèles autorisés à poser les pieds sur son bateau. À ce titre, il avait droit à la visite de son zoo de laboratoire. La récompense était à la hauteur des efforts consentis.
Une vitre sans tain donnait sur une vaste chambre d’enfant. Le clone de Michael Jackson, habillé d’une authentique tenue à paillettes période Jackson Five, gribouillait dans un cahier. Il ne prêtait aucune attention à la vidéo des Supremes qui passait sur un écran géant. Il était noir comme l’ébène, avec un nez épaté et des cheveux crépus. Le gamin ressemblait plus à Lionel Richie qu’au roi de la pop.
— Michael a trois ans et deux mois, dit fièrement Larry. Il a déjà le rythme dans la peau, tu peux me croire !
— Il aura besoin de chirurgie plastique sévère, souligna Sergey.
— Michael fera comme il voudra. Je veux être magnanime et traiter ces gamins comme un père, avec humanité et respect.
— Il est toujours habillé comme ça ?
— Tu vas voir, ils ont tous enfilé leur plus beau costume exprès pour toi.
— Charmante attention.
Larry se pencha sur l’écran de commande de la chambre. L’ordinateur passait en boucle tout l’environnement musical qui avait bercé l’enfance du chanteur. Les gènes ne suffisaient pas pour produire un clone valable. L’environnement comptait tout autant. Il envoya un vieux tube de James Brown.
— Cette chanson lui donne systématiquement des fourmis dans les pieds ! Il va se mettre à danser, tu vas voir ça…
Le gamin demeura impassible, concentré sur son gribouillage. Larry saisit le micro.
— Michael, c’est papa. Fais une petite danse pour moi, s’il te plaît mon chou.
Il secoua négativement la tête en jetant un rapide coup d’œil vers la vitre. Larry haussa le ton.
— Michael !!!
Le petit se leva à contrecœur et remua mollement les hanches au rythme de la musique funk. Il effectua un rapide moon walk, salua, et retourna à ses crayons. Larry était aux anges.
— Alors, hein? Qu’en dis-tu ?
— Merveilleux, mentit Sergey.
Marilyn Monroe était une petite rouquine charmante avec de grosses joues parsemées de taches de rousseur. Elle portait une robe blanche immaculée sur sa couche-culotte. Marilyn jouait à la poupée sur la moquette. Une autre petite fille au physique athlétique cognait sur une peluche avec un marteau en plastique.
— Devine qui est sa copine, demanda Larry.
— Elle me dit quelque chose… Ce visage… Cet air hautain, cette assurance…
— Katharine Hepbum, deux ans et demi !
Sergey resta sans réaction. Il vouait une passion à l’actrice depuis toujours. Le son de sa voix le faisait fondre.
— Marilyn avait besoin de partager sa chambre avec quelqu’un. Elle est, disons, fragile psychologiquement…
— Katharine Hepburn…
— Mon rabatteur a eu un coup de chance incroyable en cambriolant le cabinet de son médecin personnel dans le Connecticut. Le type ne s’était jamais résolu à jeter ses échantillons sanguins après sa mort.
— Katharine Hepburn, nom de Dieu…
— Comme tu le sais, elle est porteuse des marqueurs de prédisposition à la maladie de Parkinson. Je compte sur ta fondation pour trouver une thérapie.
Sergey tapota le bras du vieux.
— C’est l’affaire de quelques années, peut-être quelques mois…
— Formidable.
— Puis-je entrer et lui parler un instant ?
Larry actionna le sas d’ouverture. Les visages des deux gamines s’illuminèrent. Elles coururent vers le fauteuil roulant de leur père. Les petites s’accrochèrent à ses vieilles jambes en criant : « Papa ! Papa ! » Sergey se présenta. Les petites filles modèles lui firent la révérence.
Elles voulurent faire plaisir à leur père et proposèrent un spectacle. Marilyn suggéra une chanson des Pointer Sisters. Katharine préférait un numéro de danse. Elles se disputèrent. La voix de Katharine lui donna le vertige. Il l’aurait reconnue entre mille.
Le fauteuil roulant animé par un moteur électrique filait à vive allure dans les couloirs du navire. Larry était fier de son zoo. Sergey suivait le guide avec des jambes en coton. La visite était divertissante, mais elle remuait l’estomac.
Elvis Presley, quatre ans, le plus âgé de l’élevage, chanta That’s Ail Right Mama en déhanchant son pelvis. La ressemblance était frappante. Il donnait à Larry du « A vos ordres, colonel Parker » et semblait complètement à côté de ses pompes. Larry avoua qu’il était peut-être allé trop loin avec le gamin du Mississippi. Il était le premier de ses clones et avait essuyé les plâtres d’une pédagogie encore approximative. Elvis avait connu une éducation nettement plus sévère et solitaire que ses frères et sœurs. La méthode n’avait pas payé. Elvis était devenu imprévisible, boulimique, et souffrait d’eczéma.
— Un comportementaliste à la noix m’avait suggéré de lui faire écouter du blues du Delta la nuit et du rock le jour, confia Larry. De sa période embryonnaire à ses deux ans, il n’a jamais connu le silence…
— Je comprends mieux son regard étrangement vide à présent.
— On ne fait pas d’omelettes sans casser des œufs. Un autre petit Elvis est en préparation au labo. Je l’appellerai Jesse Garon.
Sergey avait le sentiment de vivre un rêve à la lisière du cauchemar. Larry Ellison était complètement azimuté, mais il avait de la suite dans les idées. L’élevage était un moyen presque comme un autre d’assouvir sa passion et de passer le temps en attendant la singularité. Pendant que la plupart des milliardaires collectionnaient les voitures de sport et les biens immobiliers, Larry élevait le clonage reproductif au rang des beaux-arts. Il y avait du panache dans sa folie.
Fred Astaire et Ginger Rogers passaient leur temps à se battre. Larry avait dû se résoudre à les priver de crayons et d’objets contondants de peur qu’ils ne s’entre-tuent. Une belle infirmière blonde changeait la couche d’Humphrey Bogart qui se faisait les dents en mâchouillant son chapeau en feutre.
Il vit Frank Sinatra tirer les cheveux de Kurt Cobain. Il vit Diana Ross voler le biberon de John Wayne. Il vit John Wayne pleurer comme une gonzesse dans son costume de cow-boy. Il vit Liz Taylor en tenue de Cléopâtre se faire reluquer les fesses par un précoce gladiateur à fossette.
Sergey demanda grâce avant la fin. Il était mentalement épuisé. Larry insista pour lui présenter son J. F. K. Il refusa poliment et prétexta une urgence à régler au Googleplex pour repartir le jour même. Il ne fermerait pas l’œil de la nuit s’il restait à bord d’Oracle V. Il se voyait déjà fixant le plafond de sa cabine, sans parvenir à chasser les visages des enfants de son esprit.
Une question le titillait.
— Que vas-tu faire des clones quand ils seront plus grands ?
— Que veux-tu dire ?
— Ces gamins vont grandir. Ils vont comprendre d’où ils viennent, qui ils sont…
— Ils savent déjà qui ils sont, Sergey. Nous nous chargeons de le leur rappeler à longueur de journée.
— Certains d’entre eux pourraient mal le vivre. Ils pourraient devenir agressifs à ton endroit…
— Les éléments instables quitteront le bateau pour faire carrière dans le show-business. Ils ont tous un bel avenir devant eux. Le public de 2035 sera tolérant et sophistiqué. Le clonage va devenir un non-sujet, une chose aussi banale que le macramé et la pêche à la ligne. Crois-moi, Sergey: les gens vont les a-do-rer ! ! !
Le long vol du retour s’effectua sans qu’une parole ne fût échangée. Sergey était hagard. La côte américaine approchait rapidement. Son regard divaguait sur la ligne d’horizon qui scintillait comme une armée de lucioles. L’hélico fendait la nuit à pleine charge, ses vibrations engourdissaient les membres et empêchaient de trouver le sommeil.
Wayne glissait parfois un coup d’œil vers son boss et pensait à son avenir. Il avait suffisamment d’argent pour disparaître et démarrer une nouvelle vie sous une autre identité. Il pourrait acheter une maison dans un paradis tropical. Il pourrait s’offrir un bateau et se mettre à la pêche. Peut-être parviendrait-il à mener une existence normale, loin des tentacules de Google. Un problème se posait : il n’avait aucune idée concrète de ce qu’impliquait une vie normale. Il ne connaissait de la routine du quidam moyen que ce qu’il en avait vu à la télé. Il avait été élevé par un père militaire avant d’intégrer West Point, les unités spéciales de l’armée, puis la CIA. Le b.a.-ba de la vie sociale et les rapports humains les plus élémentaires lui étaient étrangers. Il ferma les yeux et visualisa ce que pourrait être son quotidien auprès d’une chic fille. Une rousse avec l’accent du Sud, de préférence, comme cette prostituée de Times Square qu’il avait fréquentée jadis pendant ses permissions à Manhattan.
Fuir était compliqué et risqué. Il en savait trop pour donner son préavis et partir à la retraite. Dans sa branche, et à son niveau d’immersion dans l’intimité du maître du monde, on partait à la retraite le jour de ses funérailles. Il n’y avait pas de négociations possibles. La désertion se payait par une balle dans la nuque et s’achevait sous une dalle de béton. L’idée de la gentille rousse n’était qu’un leurre, une bouée d’espoir à laquelle se raccrocher.
L’hélico longeait la côte Ouest, cap au nord, en direction de Mountain View. Sergey Brain avait le regard fixe depuis Los Angeles. Il lui arrivait parfois de tomber dans les vapes les yeux ouverts. En deux secondes, Wayne pouvait ouvrir la portière et le balancer dans le vide. Le pilote ne verrait rien. Il pourrait évoquer un suicide, un acte aussi soudain que désespéré provoqué par la maladie. Il sourit en considérant la stupidité de son idée. Sergey était un brave type victime d’une maladie encore incurable et débilitante. Il avait de l’amitié et de l’admiration pour lui. Son envie de respirer un air plus frais n’était pas liée à une haine quelconque. Elle était le fruit d’une situation pesante, un nœud gordien pour lequel il n’existait pas de lame assez solide. Son sort était lié à celui de son patron. Pour toujours. Si Sergey venait à mourir, les nettoyeurs du gouvernement ou du groupe n’hésiteraient pas à supprimer son assistant personnel pour l’aider à tenir sa langue.
Wayne alluma l’écran de télévision et tomba sur un documentaire. On y découvrait la vraie vie des vraies gens. Une famille d’Américains moyens sans histoires partait en vacances dans son camping-car. Les gamins chantaient faux à l’arrière du véhicule. L’émission lui remonta le moral. Il semblait bien que les vraies gens menaient une vie merdique.
Hugo coucha son fils lui-même pour la première fois depuis des mois. Il promena longuement l’enfant dans ses bras à travers la maison. Robert « Bob » Paradis s’endormit avec le biberon dans la bouche. Un renvoi de lait caillé coula à la commissure de ses lèvres et souilla le pull en cachemire de son père. Hugo fit mine de trouver l’accident charmant. Sue observait la scène avec un sourire extatique, et il ne voulut pas briser le charme. Il déposa l’enfant dans son lit et remonta la couverture sur ses épaules.
Hugo s’éclipsa dans son dressing. Il balança le pull à la poubelle et enfila une veste de survêtement. Le sac de cuir plein de billets verts qu’il avait récupéré chez sa mère reposait sur un tas de chaussures. Toutes ses économies. Suffisamment de cash pour assurer l’avenir des siens.
Sue sirotait une coupe de champagne devant la cheminée. Les guirlandes électriques du sapin de Noël illuminaient le vaste salon. C’était leur premier réveillon dans cette nouvelle maison. Leurs premières fêtes de fin d’année en tant que parents.
Il sortit sur le balcon à l’étage et alluma une cigarette. Une boule à l’estomac l’empêchait de jouir pleinement de l’événement. Les services spéciaux de la CIA le tenaient. Il se retrouvait au cœur d’une affaire qui le dépassait. Le malheureux million de dollars de Milton Earle semblait soudain un bien maigre butin pour une telle montagne d’emmerdements.
Son bras gauche continuait à lui faire un mal de chien. Le Japonais lui avait implanté un mouchard dans l’avant-bras pour s’assurer de sa docilité. Sa géolocalisation était précise à un centimètre près. La puce était fichée dans le radius. Il avalait des gélules d’anti-inflammatoire comme des bonbons depuis des semaines pour parvenir à fermer l’œil. Son téléphone était buggé, et l’agence gardait un œil sur sa famille au cas où il lui viendrait l’idée stupide de quitter le territoire. Il était acculé dans les cordes, condamné à coopérer avec des types qui ne faisaient pas de prisonniers. Paulie Maldini voulait coincer le sénateur. Hugo devait continuer à travailler pour Milton Earle comme si de rien n’était. Il était devenu un indicateur du gouvernement. Un employé bénévole, sans existence officielle, qui pouvait disparaître de la circulation au premier faux pas.
Deux jours durant, Maldini et le Jap l’avaient cuisiné dans une chambre de motel. Hugo n’avait pas essayé de faire le malin. Depuis combien de temps le suivaient-ils ? Que savaient-ils de Milton Earle et de ses plans ? Il n’en avait pas la moindre idée. La sécurité de sa famille l’avait obligé à parler. Ces types étaient des pros et en connaissaient trop long sur sa vie pour prendre des risques stupides. Il avait balancé tout ce qu’il savait. Toute autre attitude qu’une coopération franche et totale se serait terminée par d’inutiles souffrances. Rien ne disait qu’ils ne l’exécuteraient pas après qu’il serait passé à table. Mais Hugo ne supportait pas la torture. Une balle dans le front valait mieux qu’une séance d’ongles arrachés et de coups de marteau dans les genoux.
Il avait évoqué dans le détail ses rencontres avec le sénateur. Paulie Maldini et l’agent Okinawa l’avaient écouté sagement, sans aucun recours à la violence. Il avait évoqué la haine du sénateur pour Sergey Brain et son ambition de racheter Google. Il avait balancé les noms des investisseurs bioconservateurs dont il avait connaissance. Il avait raconté son travail à Palo Alto, ses recherches d’informations pour le compte de Milton Earle. Très vite, l’ambiance s’était détendue. L’agent Okinawa avait eu l’obligeance de lui détacher un bras pour lui permettre de fumer des cigarettes en continuant son récit. Hugo avait raconté dans le détail ses intrusions chez des employés de la firme. Il avait dit n’avoir rien trouvé de croustillant. Ils l’avaient cru. Ses propos étaient corroborés par les montagnes de documents qu’ils avaient retrouvés dans son appartement de Palo Alto.
Il jeta le sac de billets au pied du sapin et vida sa coupe de champagne d’un trait. La montée d’alcool lui donna l’énergie nécessaire pour affronter la pluie de questions qui allait s’abattre. Ils lui avaient laissé la vie sauve, mais pour combien de temps ? Il n’était qu’un anonyme, un gros bras de seconde division qui servait leurs intérêts pour le moment. Un accident stupide pouvait lui arriver quand ils n’auraient plus besoin de sa coopération. Sans doute en savait-il trop pour survivre à la mise hors d’état de nuire d’un sénateur des États-Unis. Il n’avait pas d’autre choix que de remettre le fric à Sue en cas de coup dur.
Il voulut tout lui raconter mais se ravisa en devinant l’inquiétude dans ses yeux. Il se força à sourire et lui souhaita un joyeux Noël. Il expliqua que leurs économies devaient être entre ses mains. Ce fric était leur assurance-vie. Ils avaient désormais un petit garçon sous leur responsabilité et il fallait penser à tous les mauvais coups que la vie pouvait réserver. Un accident de voiture ou un soudain pépin de santé était vite arrivé, elle devait le comprendre.
— Le faux plafond dans la buanderie est une planque sûre, dit-il d’une voix blanche.