PERDUE

Sainte-Magdalen, 2013 apr. J.-C.

Seth dut endurer un cours entier de chimie, à quelques centimètres d’elle. Il eut l’impression qu’un dieu malveillant lui jouait un sale tour. Voilà qu’il croisait par hasard la fille qu’il chérissait d’un amour absolu et avait perdue dans la douleur, après tout ce temps passé à la chercher… et elle était devenue inaccessible ! Elle ne lui appartenait plus. Elle avait un prénom différent, ne le reconnaissait pas. Seth ne supportait pas d’être devenu un parfait inconnu.

Quand la cloche annonça la fin du cours, elle fuit la salle sans se retourner. Il dut se contenter de la voir disparaître – ce terrible sentiment de perte engloutit sa frustration croissante.

À la fin de la journée, il n’était plus d’humeur morose mais noire. Il rassembla lentement ses livres en se demandant si cela valait la peine de la chercher. Et soudain, cette grande blonde tapageuse surgit à ses côtés.

— Seth ! Comment s’est passé ton après-midi ? s’enquit Ruby.

— Bien, marmonna-t-il en prenant la porte.

Il avait décidé de partir à sa recherche.

— Seth ! Attends ! Viens boire un thé.

Elle ne comptait pas le lâcher.

— Un thé ? répéta-t-il.

— Allez ! insista-t-elle en le traînant vers le réfectoire.

Il scruta la cour sans entrevoir Livia. Peut-être serait-elle là-bas ? Il laissa donc la blonde ouvrir le chemin. Des dizaines d’élèves faisaient la queue au self. Il scruta la salle.

Ruby le poussa jusqu’au comptoir et il s’aperçut soudain à quel point cette fille l’agaçait.

— Écoute, je n’ai pas soif, grogna-t-il avant de la planter là.

Ruby le regarda s’éloigner, les bras ballants. Fallait-il le suivre ? Elle en avait follement envie ; elle voulait tellement ce garçon, même s’il partait dans la direction opposée. Ses pieds se mirent en marche tout seuls quand on l’interpella. Harry lui faisait signe de venir à sa table.

— Hé, Ruby ! Prends ton thé et viens t’asseoir avec nous !

Elle hésita un instant et choisit l’option la plus cool. Elle s’offrit un thé et une brioche puis s’assit.

Seulement ils discutaient tous de cette pièce idiote, Hamlet. Dans laquelle elle n’avait obtenu aucun rôle, pour une raison qui lui échappait. Elle n’en voulait pas particulièrement un – même si elle aurait été parfaite dans celui d’Ophélie. Mia le pensait. Son père aussi. Et il était juge à la Haute Cour, bordel ! M. Kidd n’ignorait pas qu’Ophélie était blonde et svelte. N’avait-il pas vu son portrait sur la couverture du livre ? C’était elle tout craché. Et qui avait décroché ce stupide rôle, hein ? Eva bien sûr. Encore cette garce d’Eva.

— Alors ?

Harry la fixait. Il attendait apparemment une réponse.

— Alors quoi, Harry ?

— Tu vas au concert ce soir ? Dans la salle commune ?

— Oh ! Je ne sais pas…

— Il faut que tu viennes ! Nous y serons tous, après la répétition d’Hamlet. Seth m’accompagne – tu sais, le nouveau. Sa chambre jouxte la mienne. Et tu sais quoi ? Il est sacrément musclé. Je suis entré dans sa chambre, ce matin, pour vérifier qu’il savait où prendre le petit déj. Il sortait juste de la douche. La chambre était dans la pénombre mais j’ai quand même vu qu’il avait des pectoraux immenses ! Je n’en suis pas revenu. Et puis, j’ai promis au Crispé que je m’occuperais de lui.

— Eh ! C’est à moi qu’il l’a demandé, s’offusqua Ruby.

— À mon avis, il n’a besoin de personne pour s’occuper de lui, remarqua Jack.

— Ne comptez pas sur moi pour me frotter à lui ! lâcha Harry. Bon, tu viens, Ruby, oui ou non ?

— OK. J’irai peut-être. À vingt et une heures, c’est ça ?

Elle but son thé puis regagna sa chambre. Elle assisterait au concert. Avant cela, elle consacrerait les quatre heures suivantes à s’assurer que Seth Leontis ne regarderait qu’elle.

Pendant que Ruby s’appliquait un masque, se lavait les cheveux, s’épilait à la cire, Seth courait – son activité par défaut. Harry lui avait montré le terrain de sport de l’école à la pause ; ce serait son filin de sécurité dans ce monde étrange.

Tout en courant, il essaya de s’éclaircir les idées. Il était venu à Londres pour effectuer des recherches. Il ne devait pas sortir de ses rails à cause d’une fille qui n’était pas, mais pas du tout, l’amour de sa vie. Livia était morte.

Alors comment cette Eva pouvait-elle lui ressembler autant ? Pourquoi toutes les étudiantes s’intéressaient à lui sauf elle ? Lorsqu’il était gladiateur, aucune femme ne restait insensible en sa présence. Il ignorait tout de ce sentiment de rejet contre lequel il bataillait.

Peut-être ferait-il mieux de retourner à Parallon ? Ce n’était pas une bonne idée de venir ici. Comment rechercher quoi que ce soit quand on était troublé ?

Oui. Il devait partir avant de succomber à son obsession. Trouver un autre laboratoire. Une autre époque.

Mais… Mais… Il n’en avait pas envie. Il voulait être auprès d’elle. Il en avait besoin.

Il se sentait si seul, si morose que Matthias lui manqua soudain. Même s’ils ne pourraient jamais en discuter ensemble : Matt ignorait totalement sa présence ici. Il en avait fait la promesse à Zachary. Peu importait combien de temps ses recherches dureraient, il ne se trouvait qu’à quelques minutes de Parallon. Matt ne serait jamais au courant… si Seth ne craquait pas maintenant. De toute manière, Matt et lui avaient conclu un pacte : Seth ne devait plus jamais mentionner le nom de Livia.

Seth envisagea un instant de se confier à Zachary. Un très court instant. En effet, l’homme se montrerait tout sauf compatissant. Il serait même furieux ! Primo parce que Seth n’était pas parvenu à rester plus de deux jours à Londres sans se révéler émotionnellement instable : « Du détachement ! » le sermonnait-il souvent. Secundo, il aurait gaspillé le temps et les efforts précieux de Zachary dans un projet de recherches totalement raté.

Seth courut jusqu’à ce que le rythme de son cœur, son souffle et le martèlement de ses pieds apaisent le chaos de ses pensées emmêlées. Quatre heures plus tard, il regagnait sa chambre, en nage mais plus calme.