FUREUR
Londinium, 152 apr. J.-C.
Seth mit la même énergie, la même volonté, la même intensité dans sa convalescence que dans l’arène. Il affronta la douleur, l’épuisement, les tremblements et les saignées quotidiennes sans accorder le moindre répit à son corps. Il était motivé par le besoin de retrouver sa forme physique, mais aussi par la honte. Il n’avait pas pu empêcher l’enlèvement de Livia et il était dévoré par son échec. Seth avait souvent assisté à la honte des gladiateurs lors d’un combat mal mené, mais c’était la première fois qu’il ressentait vraiment l’écœurement du déshonneur. Celui-ci lui semblait pire. Dans l’arène, le combattant se trahissait lui-même ; là, Seth avait trahi quelqu’un d’autre, la femme qu’il déclarait aimer.
Cet entraînement implacable était ponctué par la visite régulière de Flavia. Parfois, elle se contentait de s’adosser au mur et de le dévorer des yeux. De temps en temps, elle se postait derrière lui et le humait. Quand elle était sûre qu’ils ne seraient pas dérangés, elle approchait la tête de son épaule et l’embrassait dans le cou, faisait courir ses mains dans son dos, sa chevelure brune le long de sa mâchoire, sur ses lèvres. Seth fermait alors les yeux et demeurait immobile, tel un animal sauvage piégé par un prédateur. Il ne bronchait pas ; il se soumettait simplement jusqu’à ce qu’elle pousse un soupir de frustration et s’en aille. Dès que la porte se fermait derrière elle, il s’autorisait un frisson puis reprenait son entraînement.
Le matin du sixième jour, peu après que Tychon eut fini de le torturer – changement de pansement et saignée –, Vibia se faufila dans la chambre. Elle attendit que le médecin et son assistant soient sortis de la maison, s’assura que la porte était bien fermée, puis elle s’approcha du lit et lui chuchota à l’oreille :
— J’ai des nouvelles.
Seth se pencha tandis qu’elle lui murmurait son message. Il soupira, hocha la tête, le regard perdu dans le vide pendant qu’elle débarrassait la coupe et l’assiette du petit déjeuner. Dès qu’elle fut sortie, Seth cligna des yeux, se leva péniblement de sa couche et commença par des accroupissements.
Pendant deux heures, il transpira : pompes sur une main, course sur place, saut à la corde, développé couché avec des poids de fortune (bougeoirs en marbre et tabourets), fentes et parades. Il aurait été incapable de dire si le tambourinement de son cœur était dû aux exercices ou à l’anticipation.
À midi, Vibia arriva avec une bassine d’eau chaude et des huiles. Elle l’aida à se laver et à se raser. La nudité n’avait jamais complexé Seth, jusqu’aux assauts quotidiens de Flavia. Désormais, ses yeux et ses oreilles guettaient le moindre signe d’intrusion. Vibia avait bien programmé sa visite : elle l’aidait à enfiler sa tunique quand Flavia fit irruption.
— Vibia ! cracha-t-elle. Que fais-tu ici ?
— Pardon, madame. Vous avez besoin de moi ?
Elle ramassa la bassine, la serviette et la tunique sale avant de sortir de la pièce. Elle n’osa pas regarder sa maîtresse dans les yeux. Flavia affichait un visage de pierre.
— Ma dame, je suis vraiment désolé, s’excusa Seth. C’est ma faute. Mes mouvements sont encore limités, alors j’ai demandé à Vibia de m’aider.
Flavia renifla.
— La place d’une cuisinière est à la cuisine, sauf contrordre. Vu que je ne déjeune pas à la maison aujourd’hui, je passerai outre cette transgression… Elle peut te remercier.
Leurs regards se croisèrent ; il comprit aussitôt ce qu’elle impliquait. Le sort de Vibia était dangereusement lié au sien. Il déglutit avec amertume ; chaque cellule de son corps résistait à son impuissance face à la situation et méprisait son autorité menaçante.
— Merci, ma dame, répondit-il, les dents serrées.
Flavia sourit, se pencha vers lui et l’embrassa avec vigueur sur la bouche. Il ferma très fort les yeux, fit de son mieux pour faire disparaître Livia et lui rendit son baiser. Frémissante de plaisir, Flavia lui caressa les cheveux, le cou, l’attira vers lui.
Quand elle s’arrêta pour reprendre son souffle, elle lui effleura les lèvres et rit doucement.
— Sethos, mon mignon, je ne peux pas rester. Je vais être en retard chez Tavinia ! Mais n’aie crainte, nous continuerons plus tard…
Elle l’embrassa une dernière fois et s’éclipsa.
— Ochira ! appela-t-elle. Mon manteau !
Cinq minutes plus tard, Flavia et Ochira avaient quitté la villa et Seth, les poings fermés, s’appliquait à contrôler la colère qui bouillonnait dans sa poitrine.
Il sursauta quand la porte s’entrouvrit dans un craquement. Ce n’était que Vibia qui lui apportait une toge et une cape.
Seth resta bouche bée devant les vêtements.
— Une toge ? s’étonna-t-il.
— Tu ne peux pas sortir de cette maison dans ta tunique d’esclave. Ces habits cacheront tes tatouages et ton épaule blessée.
La toge romaine symbolisait la citoyenneté et l’honneur. En porter une sans autorisation tenait du blasphème. Par ailleurs, Seth ignorait totalement comment l’enfiler. Contrairement à Vibia qui avait des années de pratique derrière elle. Malgré ses doigts ankylosés, elle lissait les plis autour de lui une poignée de minutes plus tard. Il avala une grande bouffée d’air quand elle jeta la lourde cape noire sur son épaule immobilisée.
— Désolée, marmonna-t-elle tout en attachant le fermoir. Mais tu seras content d’avoir une capuche, crois-moi.
Enfin, elle recula.
— Bien, approuva-t-elle. Tu ressembles à un vrai citoyen romain.
Il esquissa un sourire désabusé. Tous les deux connaissaient l’ambivalence du compliment à ses yeux : Sethos détestait la plupart des citoyens romains.
Vibia lui toucha le bras.
— Quoi que tu voies, lui conseilla-t-elle, ne te trahis pas. Nos vies à tous en dépendent.
Seth plissa les yeux, l’air pensif. Il savait reconnaître une mise en garde quand il en entendait une. L’effroi s’empara de lui.
Vibia sortit quelques secondes de la chambre pour vérifier que personne ne rôdait dans les parages, puis elle lui fit signe de la suivre. Une fois sûre que la voie était libre, elle se tourna vers lui, esquissa un signe de tête silencieux et soudain, il se retrouva au milieu de la rue, seul.
Ce fut là son premier moment de liberté depuis sa capture à Corinthe. Esclave, un gladiateur ne se promenait jamais dans les rues de Londinium à moins d’être enchaîné et sous bonne garde. Néanmoins, il ne perdit pas de temps à savourer cette liberté. Peu importait le bonheur que ressentait son corps libéré de ses entraves, cette douceur était gangrenée par une certitude amère : si on le surprenait dans une tenue de patricien, on le punirait sans pitié. Et là, il se jetait directement dans la gueule du lion : le forum.
Seth était conscient de l’imprudence de ce plan : le forum se trouvait au centre de la vie commerciale et politique de Londinium. Il y aurait foule. Tous les notables s’y retrouvaient. Et voilà que Sethos, le célèbre gladiateur, s’y rendait incognito.
Par chance, Sethos comprenait bien le psychisme romain. Les esclaves étaient invisibles, tels des sous-hommes. Même s’il avait été un gladiateur adulé, une balise au milieu de l’arène, peu de personnes s’attarderaient sur son visage. Comme la plupart des spectateurs étaient installés trop loin des jeux pour distinguer les combattants, Seth croyait assez en son déguisement. Il se méfiait uniquement des personnes qu’il côtoyait. Fort heureusement, la familia gladiatoriale n’était pas encore revenue d’Aquitania. Il devait toutefois admettre que plusieurs patriciennes le connaissaient intimement. Il chassa cette pensée de son esprit.
La villa des Natalis n’était pas loin du forum à pied. Tandis qu’il avançait d’un pas leste, sans se presser toutefois (comme le lui avait recommandé Vibia), il considéra le message transmis par Sabina, la nièce de la cuisinière.
Sabina devait quitter la maison de Cassius en compagnie de Livia et se rendre dans les boutiques du forum. Ce serait la première sortie de Livia depuis son mariage. Cassius, semblait-il, avait décidé de lui accorder cette petite liberté à condition qu’elle soit accompagnée de Sabina et d’un garde. Seth refusa d’imaginer comment Livia avait pu lui prouver qu’elle était digne de confiance. De la même manière qu’il avait convaincu Flavia ?
Il ne ferait peut-être que l’apercevoir, mais cette pensée lui donna du courage ce matin-là. Jamais il ne douta du bon sens de ce plan. Il avait besoin de la voir, comme une plante a besoin d’eau.
La marche jusqu’au forum se déroula sans incident. À son arrivée, il rabattit sa capuche sur la tête. Il faisait frais mais sec en ce jour de septembre, le temps ne se prêtait pas au port de la cape, ce qui mettait Seth mal à l’aise, mais la capuche lui cachait joliment le visage et, après réflexion, c’était bien la solution la plus raisonnable. Le poids combiné du manteau et de la toge pesait sur son épaule et chaque pas faisait vibrer sa blessure. Peu importait, Seth avait l’esprit ailleurs. Il inspectait la foule, guettait le moindre danger, cherchait Livia.
Enfin, il la vit. Devant l’étal du boulanger, elle grignotait un gâteau aux amandes. Elle tournait la tête mais il la reconnut au premier coup d’œil. Un magnifique carré de soie lilas brodé d’or lui couvrait les cheveux. Elle portait une tunique lourde et blanche bordée de pourpre. Trois bracelets en or brillaient à son poignet et Seth reçut un coup de poignard quand il aperçut sa large bague de fiançailles. Toute son apparence la proclamait épouse d’un homme très riche. Par contre, elle semblait tellement malheureuse que son cœur en saigna. Elle mangeait sans savourer. La nourriture ne l’intéressait pas ; elle lançait des regards nerveux aux alentours.
Seth n’eut pas besoin d’attirer son attention. En effet, dès qu’il la remarqua, comme par une force magnétique, elle sentit son regard sur elle. Livia se figea. Lui aussi. Le plaisir de la voir fut anéanti par une autre émotion : la furie. Son visage n’était qu’un catalogue de blessures : une coupure gonflée le long de la joue, des ecchymoses à la mâchoire, les lèvres fendillées et enflées. Le souffle coupé, Seth examina vite le reste de son corps mais ses robes cachaient d’éventuels coups.
Pris de frénésie, il s’avança vers elle mais elle écarquilla les yeux de peur et, en silence, désigna sa gauche. Elle lui montrait son garde, un rouquin massif à l’air belliqueux et à la posture de soldat. Il ne dissimulait pas la dague à sa ceinture et l’épée attachée dans son dos.
Sans armes, Seth avait une épaule blessée et le devoir de demeurer caché, pour le bien de tous ceux qui étaient impliqués. Il se battit contre lui-même et cette envie urgente de tuer le gardien afin de sauver sa belle. Mais des années plus tôt, il avait appris qu’un guerrier devait contrôler sa colère et rester mesuré. Trop de vies étaient en jeu.
Soudain, Livia tendit le bras vers le garde.
— Otho, mon époux Cassius m’a expressément demandé de lui acheter de nouveaux dés. Je me sens un peu fatiguée… aurais-tu la gentillesse de les prendre pour moi ? J’ai vu un magnifique magasin de jeux là-bas. En attendant, je reste ici avec Sabina.
Livia sortit une bourse et remit trois pièces au garde.
Le type se moquait pas mal que sa prisonnière fût souffrante ou non. Sous les yeux hébétés de Seth, il tourna les talons. Aussitôt, le gladiateur courut vers Livia et l’attira contre lui. Dans un sanglot, elle s’appuya contre sa poitrine.
Il examina son visage meurtri.
— Qui t’a fait cela ? grogna-t-il.
— Cassius est mon mari désormais.
— Je le tuerai !
— Non. Tu ignores ce dont il est capable.
— Je t’emmène avec moi, mon amour.
— Pas maintenant, Seth. Pas encore, le supplia-t-elle, en essuyant avec colère une larme sur sa joue.
— Madame ! la prévint Sabina, le regard fou d’inquiétude. Nous sommes trop exposés. Otho risque de revenir d’une seconde à l’autre.
Les poings serrés, Seth contrôlait mal sa respiration. L’adrénaline montait en lui, il avait envie de se battre et ces semaines d’inaction forcée lui pesaient.
Livia posa la main sur son bras pour le ramener au calme.
— Livia, quand te reverrai-je ?
— Maîtresse, Otho arrive ! Maintenant !
— Pars, Sethos. Je t’enverrai un mot.
Il ne pouvait se résoudre à la quitter.
— S’il te plaît, mon tendre Seth…
Elle s’étrangla et lui tourna le dos.
Il regagna l’ombre et regarda, impuissant, sa bien-aimée lui échapper. Quelle sensation insupportable. Il avait besoin de courir, de dépenser l’énergie destructrice qui s’accumulait dans sa poitrine. Mais les citoyens romains drapés dans des toges et des capes ne couraient pas. Ils marchaient d’un pas alerte et décidé.
Chaque cellule de son corps luttait contre l’obligation de rentrer, mais c’était sans compter son grand sang-froid. Il devait survivre. Il avait une mission et réfléchir à son accomplissement occupa tellement son esprit qu’il ne remarqua pas que ses pas l’avaient reconduit à la maison des Natalis. Dès qu’il fut dans le jardin, Vibia se rua sur lui, lui ôta toge et cape puis le poussa à l’intérieur. Flavia était déjà revenue.
Elle l’attendait dans sa chambre ; la colère suintait de chacun de ses pores.
— Sethos Leontis, où étais-tu ?
Il plissa un instant les yeux afin d’étouffer la répulsion qu’elle lui inspirait et d’oublier le pouvoir qu’elle avait sur eux tous. Il reprit le contrôle et débita son texte :
— J’étais dans le jardin, ma dame. Je ramassai ceci.
Quand il lui tendit la pomme rouge et luisante que Vibia lui avait glissée dans la main quelques instants plus tôt, Seth observa le changement d’humeur le plus théâtral qu’il ait jamais vu.
Le ravissement transforma le tyran autoritaire en coquette flirteuse.
— Oh, Seth. Quelle gentille attention !
Elle se dirigea vers la porte de la chambre, la verrouilla puis le prit dans ses bras. Tandis qu’elle l’embrassait, Seth ferma les yeux et ne pensa qu’à Livia.