LES AUTRES
Londres, 2012 apr. J.-C.
Nous traversâmes la cour intérieure et nous rendîmes au réfectoire. Lambrissé, il comportait des portraits aussi vieux que grands sous la lumière miroitante des lustres. Des élèves armés de plateaux remplissaient peu à peu les longues tables munies de bancs. Nous fîmes la queue. La nourriture ne sentait pas trop mauvais. Toujours mieux qu’à Downley… Je savais pourtant que je ne pourrais rien avaler. J’étais trop nerveuse. Je pris un jus de fruits et une banane.
— C’est tout ? Hé, tu n’es pas anorexique au moins ? me demanda Ruby, les sourcils froncés.
— Anorexique ? Non, je me sens juste un peu…
— Ah oui ! Désolée, j’avais oublié. Tu viens d’arriver… Je comprends que tu sois malade. Mais tu vas crever de faim tout à l’heure. Tiens, prends ça : elles m’ont sauvé la vie plus d’une fois.
Elle posa deux crêpes épaisses sur mon plateau.
— Merci, marmonnai-je.
Nous portâmes nos plateaux jusqu’à un banc à moitié occupé et nous nous installâmes sous le regard des élèves assis là.
— Salut, Ruby ! s’exclama un grand type aux cheveux bruns assez longs.
— Omar, je te présente Eva…
Elle fit courir sa main le long du dos du garçon, qui nous adressa un sourire. Pendant que Ruby attaquait son repas, il me présenta la tablée. L’ambiance me parut amicale et détendue.
Après le dîner, Ruby me fit visiter la bibliothèque de l’école. Je n’en crus pas mes yeux. Chaque sujet possédait sa pièce spécifique et son identité. Nous commençâmes par la biologie qui occupait toute une aile centrale avec ses squelettes en taille réelle – homme, femme, enfant, souris, chien, éléphant, iguane, ara… Il y en avait au moins une trentaine. Entre les étagères de livres avaient été accrochés des planches anatomiques et des herbiers, des papillons naturalisés… Alors que je mourais d’envie d’explorer les lieux, Ruby m’entraîna en haut d’un escalier en colimaçon, dans une pièce circulaire.
— Physique ! annonça-t-elle.
— Waouh ! lâchai-je sous le dôme où étincelaient étoiles et planètes de notre système solaire.
— Cool, hein ? Et regarde-moi ça : c’est un traqueur spatial. Il calcule les positions et les distances entre la Terre et les autres planètes… Je te montre.
Elle tapa Mercure sur le clavier relié à l’instrument ; une flèche pivota et désigna mes pieds.
— Hum… super !
— Qu’est-ce que tu en dis ?
— J’en dis qu’il s’agit de la trajectoire de Mercure en ce moment.
— Mon Dieu, Eva, tu es une vraie de vraie ! À mon arrivée ici, quand la flèche a indiqué une planète sous moi, j’ai cru que la machine était cassée.
— Pourquoi ?
— Je pensais que l’espace se trouvait là-haut, dans le ciel… pas autour de nous ! Quand l’as-tu compris ?
Je haussai les épaules tout en regardant l’écran en train de calculer. Pendant quelques secondes, il s’arrêta à 222 040 561 km. La distance entre Mercure et la Terre. Puis la flèche bougea un peu et les chiffres changèrent – 222 040 967 km. Hallucinant ! Jusqu’à présent, je ne m’étais pas rendu compte que les planètes se déplaçaient aussi vite. Mercure venait de parcourir 400 km en deux secondes seulement.
— Ruby, c’est incroyable !
Je voulais taper le nom d’une autre planète mais elle m’entraîna plus loin, en haut d’une spirale d’au moins cent marches donnant sur une petite porte cintrée.
Nous baissâmes la tête et je demeurai bouche bée. Un observatoire ! Aux plafond et murs entièrement en verre. Au centre de la pièce trônait un gigantesque télescope dont l’extrémité traversait le plafond. Tout autour étaient disposés douze télescopes plus petits, braqués vers la nuit.
— L’astrophysique et moi, ça fait deux. Je n’arrive pas à me souvenir de la spécificité de chaque appareil. Je crois qu’ils ont des lentilles différentes, un truc comme ça… Oh ! Harry m’a dit qu’on peut avoir accès aux données de télescopes encore plus grands à la NASA…
Abasourdie, je m’approchai du gros télescope pour le toucher. Ruby regardait déjà sa montre.
— Eva, il me reste dix minutes pour te montrer le reste de la bibliothèque et te conduire à la salle commune… Promis, ils seront encore là demain !
Dans un soupir, je la laissai m’entraîner plus loin. En moins d’un quart d’heure, je visitai la bibliothèque des arts (étaient-ce de vrais Titiens aux murs ?), celle de philosophie et d’éthique (avec sa toile tendue au plafond), de maths (et son échiquier au sol), de chimie (aux murs recouverts de formules), d’anglais et de théâtre (poufs et canapés), de langues (casques audio et terminaux), d’histoire (les livres étaient rangés autour d’une énorme machine à imprimer), de géographie (des globes immenses pendaient du plafond), de latin et de grec (d’incroyables répliques de statues de dieux ornaient la pièce), d’économie (un écran affichait les taux de change en temps réel) et enfin, la partie musique aux casiers remplis d’instruments historiques dont deux remontaient au Ier siècle après Jésus-Christ.
— Tu peux les essayer avec une permission spéciale, m’indiqua Ruby, plus que pressée. Tu ne trouves pas que la kithara ressemble à une guitare ?
— Ça m’étonnerait qu’ils aient organisé des concerts de rock dans la Rome antique !
— Tu es dans un groupe ? J’ai vu que tu avais apporté ton instrument.
— Non, mais j’aime bien le rock. J’aime beaucoup de choses en fait…
— Il faut que tu rencontres Astrid. Elle sera sûrement dans la salle commune. Elle est cool comme fille… si tu lui plais !
Nous avions franchi la porte à deux battants de la bibliothèque et nous traversions la cour.
— Cette salle commune… ?
— Les terminales s’y retrouvent après vingt et une heures. Avant, tu es censée travailler, répéter… Tiens, c’est là.
Dans la salle, une vingtaine d’étudiants étaient affalés sur des canapés ou des chaises. Ruby se dirigea vers la machine à café, trouva deux tasses qu’elle remplit.
— Du lait, du sucre ?
Tout à coup, le niveau sonore baissa. Je déglutis. Ma voix oscilla entre chuchotement et grincement :
— Du lait, merci.
Pourquoi m’avait-elle emmenée ici ? J’étais tellement mieux à la bibliothèque.
J’attendis pendant une éternité qu’elle ajoute du lait et remue puis elle me tira jusqu’à un gros fauteuil.
— Assieds-toi, m’ordonna-t-elle et je m’assis.
Ruby se percha sur l’accoudoir.
Je m’adossai et m’accrochai à la tasse de café qu’elle me tendit. Au moins, j’avais de quoi m’occuper les mains et, plus important, un objet sur lequel me concentrer tandis que vingt paires d’yeux regardaient dans ma direction.
J’étais tellement occupée à fixer ma tasse que je ne remarquai l’arrivée d’Omar qu’au moment où il prit place sur l’autre accoudoir.
— Hé, vous deux ! s’exclama-t-il. Comment se passe la visite ?
Tandis que Ruby le lui racontait, je me détendis un peu. Les conversations ayant repris dans la salle, j’osai bientôt lever les yeux du bord de ma tasse pour examiner les alentours.
La pièce me plut avec sa lumière tamisée, ses murs rouge foncé. Il y avait même une cheminée ! Un mur était recouvert d’un épais rideau qui apportait une certaine intimité à la salle.
Alors qu’elle interrogeait Omar sur son entraînement de foot, Ruby me donna un coup de coude et me demanda :
— Tu veux voir ce qu’il y a de l’autre côté ?
Elle s’approchait déjà du rideau qu’elle ouvrit sans la moindre gêne.
— Alors ? s’écria-t-elle. Vise un peu la taille de cet endroit ! On utilise cette partie la plupart du temps et on ouvre en grand les soirs de fête, de gala, etc. Il y a même une petite scène au bout. La semaine prochaine, on a prévu un spectacle comique. Il y en a un ou deux ici (elle haussa un sourcil en direction d’Omar) qui se prennent pour des comédiens… Hé ! Tu veux que j’ajoute ton nom à la liste ?
— Tu plaisantes ? bafouillai-je, réellement terrifiée.
Elle éclata de rire.
— Bien sûr que oui, Eva ! Désolée !
Certaines blagues étaient drôles, pas celle-là. J’obligeai mon cœur à ralentir.
Omar me tapa sur l’épaule.
— Eh ! Eva ! Tout va bien. Relax.
Relax ! Plus facile à dire qu’à faire.
Quand je retournai dans ma chambre ce soir-là, je pensais honnêtement avoir enfin rejoint l’espèce humaine. J’avais rencontré une bonne centaine de personnes et même si j’avais passé mon temps à écouter leurs conversations sans intervenir, je m’étais sentie… à l’aise. Je n’avais pas eu besoin de faire semblant ou de me cacher. Pour la première fois de ma vie, je n’avais pas l’impression d’être une sorte d’imposteur ; on aurait dit que j’étais enfin arrivée chez moi.
Je défis ma valise et me surpris à attendre le lendemain avec impatience. Encore une première ! J’eus soudain l’étrange envie de rire aux éclats mais, par chance, je parvins à me contrôler. J’enfilai mon pyjama, me brossai les dents, allumai la lumière et envoyai un texto à ma mère.
slt mam tt roule biz eva
Je mis mon portable à charger puis j’éteignis la lumière avant de m’endormir.