CHUTE

Londinium, 152 apr. J.-C.

Dans l’arène, la foule nombreuse retint son souffle quand le gladiateur tomba. Ils venaient d’admirer sa talentueuse victoire. Le Gaulois gisait sur le sable, mort, en sang. Sethos Leontis ne pouvait pas suivre le même chemin ! Lui, l’esclave invincible, le dieu des gladiateurs, le porteur de couronnes, pourquoi était-il ainsi allongé sur le sol ?

Sethos ne resta pas seul longtemps. Matthias et Tertius se précipitèrent vers lui, suivis de près par quatre autres gladiateurs. Ensemble, ils le transportèrent hors de vue. La blessure de Seth meurtrirait toute sa familia. Ils avaient besoin de lui. Sa popularité attirait des foules immenses et remplissait ainsi les caisses. Ses victoires étaient leurs victoires. Il venait de leur remporter une neuvième gloire, même s’il n’était pas là pour la recevoir.

Il ne devait pas mourir.

Dans les souvenirs de Matthias, Seth n’avait jamais perdu sa concentration. Toutefois, il avait intercepté cet instant de distraction et suivi la source avant de maudire les dieux : pourquoi avaient-ils envoyé cette brune dans la vie de Seth et dans l’arène ce jour-là ? Si son ami mourait…

Ils déposèrent le corps inerte sur sa paillasse.

Matthias découpa l’épaulière en cuir et pria pour que cette infime protection ait limité les dégâts, pour que la profusion de sang dénote une blessure peu profonde. Il se lava les mains et appuya fort sur l’entaille. Momentanément conscient, Seth poussa un hurlement atroce de douleur puis ses yeux dansèrent dans tous les sens avant de devenir vitreux. Il retomba en arrière. Matthias cria à ses assistants d’aller chercher ses baumes et ses poudres, de l’eau bouillante et des linges propres. En attendant, tandis qu’il comprimait l’épaule de son ami de toutes ses forces, il était désespéré de voir le sang de Seth imbiber ses draps. Pour se calmer, il marmonna des incantations. Il croyait peu aux formules magiques de la plupart de ses collègues médecins, mais là, il était prêt à n’importe quoi.

Accroupi à côté de Sethos, il essaya d’imaginer la vie sans lui. Il ne pouvait pas. Il ne voulait pas. Les linges et l’eau arrivèrent. Avec méthode, il nettoya les contours de la plaie. Par tous les dieux, le Gaulois n’y était pas allé de main morte. Matthias fit taire l’ami en lui et convoqua le médecin. Il commença son inventaire : le pouls paraissait faible mais s’il stoppait l’hémorragie, le cœur tiendrait peut-être le choc. Les tissus autour de l’épaule étaient très endommagés, les muscles déchirés et l’os brisé. Il lui faudrait nettoyer la plaie puis en extraire avec soin les moindres fragments d’os et enfin resserrer la zone pour faciliter la consolidation. Mais il devait en priorité arrêter l’hémorragie. Seth ne survivrait pas s’il perdait davantage de sang.

On installa à côté de Matthias une table sur laquelle il aligna des flacons remplis de toiles d’araignée. Il enfonça trois tampons circulaires dans la plaie puis les étira le long de l’entaille tout en comprimant les bords. Il retint son souffle et, peu à peu, le flux de sang cessa. Matthias put à nouveau inspirer. Ce n’était que le premier obstacle mais il distinguait une petite lueur d’espoir. Il sauverait peut-être Sethos.

Soudain, son ami se mit à trembler, comme en état de choc. Il lui palpa les mains : elles étaient glaciales.

— Des couvertures ! hurla-t-il.

Ses assistants partirent en courant pour revenir quelques secondes plus tard. Ils les empilèrent sur l’homme prostré.

— Attention, imbéciles ! Pas sur l’épaule !

Matthias écouta le cœur de Seth. Les battements lui parurent irréguliers et faibles. Mauvais signe. S’il l’opérait maintenant, le jeune gladiateur mourrait en quelques minutes. Matthias se mit à paniquer. Plus Sethos attendait, blessure ouverte, plus les risques de contamination se multipliaient. Si la blessure s’infectait, la fièvre suivrait et Sethos n’y survivrait pas vu sa faiblesse. Que faire ?

— Père, chuchota-t-il, comment agiriez-vous ?

Jamais Matthias n’avait eu autant besoin des lumières paternelles qu’à cet instant. Bien qu’il ait soigné de nombreux gladiateurs grièvement blessés ces deux dernières années, aucun ne comptait pour lui. Il était donc plus facile de se montrer objectif. Matthias ne s’était jamais reproché la mort d’un gladiateur. A contrario, si Sethos disparaissait, il ne se le pardonnerait pas. Tous deux avaient été capturés lors du même raid. Ils avaient été enchaînés ensemble et obligés d’assister au massacre de leurs familles respectives. Ils étaient liés par le destin.

— Père, je vous en prie.

Malheureusement, son père ne lui répondit pas. Il se trouvait loin du monde des vivants, aux légendaires champs Élysées, enfin libre. Matthias l’enviait.

Il s’accroupit contre le matelas et toucha la joue de Seth. Elle lui sembla moins moite. Il lui prit le pouls. Le battement devenait plus stable.

— Bien, décréta-t-il. Aurelius, plus de lumière. Apporte-moi autant de lampes que tu en trouveras. Telemachus, tu aideras Aurelius à tenir la lumière. Il ne faudra surtout pas bouger.

Dès que les lampes à huile furent allumées, Matthias en aligna quatre au bord de la table, aussi près que possible de la blessure. Ensuite, il positionna ses assistants au-dessus de l’épaule pour davantage de clarté.

Il chauffa les instruments sur une flamme pour les purifier et, enfin, commença l’épreuve fastidieuse qui consistait à ôter les fragments osseux de la plaie.

La respiration de Seth se fit plus laborieuse. La sueur dégoulinait de tout son corps. Matthias jeta les couvertures au sol et continua son travail.

Les gladiateurs entraient et sortaient pendant l’opération, le regardaient en secouant la tête.

— C’était un combattant courageux.

— L’un des meilleurs.

— Il n’est pas encore mort ! aboya Matthias. Poussez-vous ! Vous me faites de l’ombre !

Matthias avait extrait le dernier petit fragment d’os et nettoyait la plaie avec de l’eau quand le laniste surgit avec la couronne remportée par Sethos. Il la déposa sur la table.

— Il va s’en sortir ?

Matthias haussa les épaules et continua de tamponner l’épaule de Seth.

— Il est entre les mains des dieux.

— S’il meurt, je t’en tiendrai pour personnellement responsable, Matthias. Je ne peux pas me permettre de le perdre.

Matthias avala la réponse amère qui lui brûlait les lèvres et s’efforça de ne pas trembler.

Le laniste sortit à grands pas. Matthias appliqua de nouvelles toiles dans la plaie nettoyée, puis fabriqua un cataplasme de miel, brûla des graines d’aneth et du romarin qu’il saupoudra sur la blessure. Enfin, il lui banda l’épaule avec une gaze propre en coton.

— Bien, Telemachus, nous devons consolider l’épaule. Tu peux tenir ces tasseaux pendant que je les attache ?

Une fois que l’épaule fut immobilisée, Matthias ne fut pas soulagé pour autant. Seth respirait avec difficulté, son front brûlait et il tremblait sans discontinuer.

— Sethos a froid, Matthias. Nous devrions le couvrir ! lui chuchota Telemachus.

— La fièvre s’est installée, soupira Matthias. Va me chercher de l’eau et des linges propres.

Si Sethos avait été conscient, Matthias lui aurait donné une gorgée de pourpier et de camomille. Comme il était impossible de lui faire avaler quoi que ce soit, son ami décida d’utiliser un traitement par lequel son père jurait et aspergea son corps d’eau tiède.

Sethos fut secoué de tremblements ; Telemachus tenta de le couvrir mais Matthias le repoussa, en colère.

— Touche ses joues ! Il a froid ?

Telemachus effleura le visage brûlant de Seth.

— C’est la fièvre qui le fait trembler. Son corps surchauffe.

Soudain, Sethos marmonna puis hurla :

— Aide-moi ! Matthias ! Aide-moi.

— Je suis là, mon frère.

Sethos se contorsionnait sous la douleur.

— Matt ! pantela-t-il. J’ai mal…

— Je sais, Seth.

Ses deux assistants et lui devaient le maintenir de toutes leurs forces sur sa couche.

— Je t’en prie, allonge-toi. Ton épaule est trop fragile…

Mais comment Sethos aurait-il pu entendre raison ?

— Matt ? Tu es là ? J’ai besoin…

— Chut, mon frère. Bois.

Il porta une coupe d’opium aux lèvres du gladiateur.

— Matthias ! Je… Je…

Les yeux de Sethos roulèrent vers le haut et il sombra dans l’inconscience.

Matthias resta à son chevet toute la nuit, essayant de le calmer quand il remuait, de peur que sa plaie ne se rouvre.

Quatre heures après minuit, les saignements reprirent. Matthias dut tamponner l’entaille et appliquer davantage de toiles d’araignée. Il pansa à nouveau et observa.

Sethos n’avait pas bonne mine. Il était pâle comme la mort, des perles de sueur luisaient sur son front et il marmonnait des propos incohérents. Matthias craignit qu’il ne voie pas l’aube.

Il se posait des questions sur ses médications. Existait-il de meilleures herbes qu’il pouvait appliquer ? Aurait-il dû coudre la plaie ? Celle-ci était tellement béante qu’il avait peur de la fermer trop tôt. Il avait déjà vu le poison s’insinuer dans de mauvaises blessures… la meilleure manière de tuer un ami.

Au petit matin, il se sentait au bord du désespoir. Sauver Seth était au-dessus de ses capacités. À seulement dix-neuf ans, il n’était pas assez expérimenté.

Un peu plus tard, quand le laniste entra en trombe dans la cellule avec un inconnu, Matthias pria pour qu’il soit médecin.

— Voici Domitus Natalis.

La pause délibérée et le hochement de tête imperceptible de Tertius lui indiquèrent qu’il se trouvait en présence d’un homme important.

Matthias s’inclina.

— Domitus Natalis était dans l’arène hier quand Sethos Leontis est tombé. Ce matin, il lui a généreusement offert une chambre dans sa villa. Son propre médecin s’occupera de lui.

Matthias demeura bouche bée.

— En vérité, admit Domitus, c’est mon épouse qui m’a persuadé. Elle a un cœur d’or. Quelle femme sensible !

Même si Matthias n’avait aucun statut et ne prenait donc aucune décision, cette annonce le meurtrit.

— Mais… je ne sais pas s’il est raisonnable de le déplacer. Son pouls est si faible, il a perdu tellement de sang et la fièvre le consume. Le moindre mouvement rouvre sa plaie…

Domitus lui lança un regard hâtif et déclara :

— Il mourra s’il reste dans cette cellule putride. J’envoie une litière dans l’heure.

Le laniste donna une claque dans le dos de Matthias.

— Te voilà tiré d’affaire ! De toute façon, nous nous rendons en Aquitania après-demain. Tu imagines Sethos en train de faire le voyage ?

Le jeune Corinthien déglutit. Non, son ami ne serait pas en condition de voyager. À moins d’une intervention miraculeuse des dieux.

— Souhaitez-vous que je reste à ses côtés ? s’enquit-il sans une once d’espoir.

— Ne sois pas idiot. Tu dois suivre la familia. On s’occupera bien de Sethos. Il paraît que le médecin de Domitus soigne le procurateur en personne !

Dans un soupir, Matthias se prépara à faire ses adieux à son ami le plus cher.