ALTÉRITÉ
Seth s’éloignait de la caserne en courant. Pourquoi les portes n’étaient-elles pas gardées ? Dans quelques minutes, pensa-t-il, quelqu’un remarquerait son absence et partirait à sa recherche.
Ses muscles lui parurent solides, ses idées claires. Il remua son épaule blessée. Ni douleur ni raideur. Il la regarda : à peine une cicatrice.
Comment était-ce possible ?
Il examina le vide autour de lui et, soudain, le silence le mit mal à l’aise. Seuls son cœur qui battait en rythme et ses sandales courant sur les pavés faisaient du bruit.
Tout clochait.
Une catastrophe avait-elle frappé Londinium ?
Son pouls, d’habitude si lent et régulier, s’accéléra.
Primordiale, sa survie était devenue plus qu’un réflexe. Elle le définissait et survivre signifiait s’enfuir, continuer à courir. Alors ses jambes avancèrent mécaniquement, ses yeux surveillèrent sa droite et sa gauche.
Il savait où il se rendait. Il n’y serait pas en sécurité, mais il fallait qu’il aille là-bas.
Quand il aperçut le temple de Jupiter devant lui, il sut qu’il n’était plus très loin. Il leva brièvement les yeux vers les piliers en marbre dont l’éclat l’éblouit. Les murs d’enceinte miroitèrent un peu quand il tourna la tête. La fièvre était-elle revenue ? Il se toucha le front. Chaud mais pas bouillant. Il n’avait mal nulle part, ne tremblait pas.
Il reprit sa course en se concentrant sur le temple. Un éclat prismatique étrange planait au-dessus de la route au loin. Un mirage peut-être. Il ralentit, l’effet se réduisit. Il repartit, passa devant le temple et entraperçut le champ en pente. Son estomac se noua. Il piqua un sprint dans l’herbe verte, parsemée de fleurs sauvages, de grands arbres verdoyants… et de longues ombres sombres tachées par les rayons de soleil crépusculaires.
Il courut vers son but. Leur chêne.
Mais elle n’était pas là. Le pré était désert. Pas un bruit. Pas même un chant d’oiseau. Juste des ombres vertes qui miroitaient. Il s’accroupit sous l’arbre, toucha l’écorce, l’herbe, le sol, tout ce qui pouvait la relier à lui. Mais rien d’elle ne subsistait.
Anxieux, il s’efforça de recréer leurs rares instants volés. Ne lui revint que la dernière image d’elle. Celle qu’il ne voulait pas accepter. Finalement, il s’assit par terre au pied du chêne et fondit en larmes. La solitude l’enveloppa comme une couverture de glace.
Il avait dû s’endormir sur le sol dur car la nuit était tombée quand il ouvrit les yeux. Ankylosé, il se leva et regarda autour de lui. Il lui sembla que le champ se rematérialisait autour de lui. Il cessa de bouger – tout se stabilisa. Il fit volte-face pour en saisir l’effet et les arbres gagnèrent en définition. Il se rendit alors lentement au temple, s’arrêta à côté d’une colonne étincelante qu’il effleura – solide, lisse. Il regarda plus loin le portique à l’ombre : désert.
Il regagna la route. Le temps qu’il arrive à l’entrée de l’immense caserne, il faisait nuit noire. Il ignorait pourquoi ses pas l’avaient ramené à sa prison. Peut-être était-ce justement le but ? N’avait-il pas perdu sa raison de vivre ?
Il ouvrit les lourdes portes en bois et traversa le terrain d’entraînement, sans chercher à se cacher. Il se moquait bien qu’on le capture. Mais personne ne lui tomba dessus. Il regarda l’intérieur de sa cellule… elle était comme il l’avait laissée.
Le bruit de sa respiration et des battements de son cœur l’affectèrent. Ses sons auraient dû être masqués par les disputes des gladiateurs, le cliquetis des chaînes, les coups des gardes…
Il passa en revue les cellules gladiatoriales : toutes vides. Il se rendit dans les quartiers du laniste : également abandonnés. D’habitude, quantité d’esclaves s’affairaient à la caserne – ils cuisinaient, nettoyaient, martelaient, couraient dans tous les sens… Pour la première fois, Seth explorait librement le bâtiment.
C’était d’une autre classe que les cellules étroites occupées par les gladiateurs. Il découvrit de grandes pièces, des sols carrelés, une cuisine remplie de fruits, de pain, de gibier qui se faisandait. Il y avait même un ragoût qui mijotait sur le poêle. Quand il s’aperçut qu’il mourait de faim, Seth prit un bol sur une étagère et se servit. L’odeur lui mit l’eau à la bouche. Assoiffé, il repéra un pichet rempli de vin au miel sur la table et se versa une coupe. Il but une grande gorgée puis il retourna à sa cellule avec le bol, la coupe et le pichet. Quand il eut fini son repas, il s’étendit sur son matelas pour dormir. Mais la caserne était trop calme. Il ne voulait pas entendre le seul bruit, celui de son cœur qui battait, rappel pénible qu’il vivait encore alors qu’elle était morte.
Cette solitude silencieuse était-elle sa punition pour l’avoir aimée ? Ou laissée mourir ?
Qu’il en soit ainsi. Il méritait son sort.