GLADIATEUR
Londinium, 152 apr. J.-C.
L’amphithéâtre était bondé. L’armure astiquée, les armes huilées et aiguisées, les gladiateurs se tenaient prêts. Ils s’avancèrent sur le sable immaculé vers le gouverneur Gnaeus Papirius Aelianus.
— Ave Aelianus ! Ceux qui vont mourir te saluent.
La foule criait, les acclamait. Sethos s’inclina mais évita de regarder les spectateurs en train de braire. Il préférait avoir affaire à une masse sans visage. Tandis qu’il faisait le tour de l’arène avec les autres, il s’assouplit les doigts. Dans la main gauche, il portait son filet et dans la droite son trident. Son poignard affilé pendait à sa ceinture. En ce début de soirée, le soleil d’août chauffait tellement qu’il avait des difficultés à tenir ses armes. Il devrait se frotter à nouveau les mains avec du sable.
Quand leur lente procession fut terminée, les gladiateurs se rassemblèrent derrière les grosses portes en bois pendant que les musiciens jouaient. Dans quelques instants, Sethos mettrait sa vie en jeu. Il ferma les yeux et se concentra sur son corps, se figea, se prépara. Les autres aiguisaient encore leur épée, crachaient sur leur armure, beuglaient. Il se tenait à l’écart, silencieux, réservé. Personne ne le frôlait. Il avait créé autour de lui une barrière invisible qu’étrangement les autres gladiateurs respectaient. Les cors sonnèrent – l’heure était venue.
Seth ouvrit les yeux. Matthias l’avait rejoint. Ils se tapèrent dans la main droite au moment où les portes s’ouvraient. Tertius, le laniste, hurla aux gladiateurs de déguerpir. Quelques secondes plus tard, Seth courait dans l’arène avec les autres combattants.
Protix Canitis, son adversaire charpenté et lourdement armé, s’avança d’un pas pesant vers lui. Il agitait son épée en direction de la foule hurlant de joie. Comme c’était au tour de Seth de saluer le public, il leva le menton et fit la grimace, ce qui déchaîna les gens.
— Sethos Leontis ! Sethos Leontis ! Sethos Leontis ! scandèrent-ils.
Mais il n’écoutait pas. Il avait déjà rejoint cet endroit, dans sa tête, où il fonctionnait avec le plus d’efficacité. Il se mit à danser autour de son adversaire. Le Gaulois pivotait avec maladresse. Sethos ne fut pas dupe une seconde. Protix jouait les combattants gauches au début pour mieux se montrer habile par la suite, quand il assénerait ses coups d’épée. Et le Gaulois était d’une précision mortelle. Il endormait ses rivaux qui se faisaient des illusions sur leurs talents et prenaient des risques stupides afin de le tuer. Sethos n’était pas de ce bois-là. Il l’avait vu à l’œuvre, avait compris sa technique au point de l’admirer. Il dansa donc et observa. Protix attendait qu’il se fatigue mais Seth était en excellente forme physique. Le Gaulois devrait se montrer patient, mais le jeune Corinthien l’était encore plus.
Finalement, Protix décida de prendre les choses en main car la foule commençait à s’impatienter. Dès qu’il allongerait un coup, il serait vulnérable, il le savait. Une fois piégé dans le filet, il n’aurait aucun recours, si bien qu’il préférait éviter cette issue.
Son plan consistait à désarmer Sethos puis à le tuer. L’ayant compris, celui-ci s’accrocha à son trident et fit tournoyer son filet. Il n’était pas question que le Gaulois l’attrape. Comme son armure le ralentissait, Protix ne pourrait lutter contre son agilité.
Sethos s’élança pour gagner du temps. Il attendait le moment idéal. Protix avait deux points faibles : le cou (l’ouverture entre son casque et son plastron) et les aisselles. Une blessure à l’un ou à l’autre et le combat serait terminé. Contrairement à Protix, Sethos n’avait pas de plan de bataille et misait sur sa flexibilité. Son objectif était de faire tomber son adversaire et de lui mettre son poignard sous la gorge. Cette victoire devait être remportée avec le minimum de blessures possible pour les deux parties. Sethos ne combattait jamais avec l’intention de tuer ou d’infliger des blessures fatales. Les lanistes préféraient les gladiateurs en vie. Mais personne n’avait de contrôle réel sur la foule, à qui revenait la décision finale.
Les deux hommes savaient qu’ils devraient s’affronter à un moment ou à un autre. Sinon, la foule deviendrait hystérique. Comme Protix attendait encore que Sethos se fatigue, celui-ci comprit qu’il devait assurer le spectacle. Il se mit à provoquer le géant avec son trident. Le Gaulois grogna et frappa avec son épée. Mais ses mouvements étaient trop prévisibles. Sethos semblait anticiper chaque coup avant même que Protix ait décidé où viser. La foule ravie applaudissait. Frustré, échauffé, Protix baissa son épée sous les moqueries du public. L’agacement le poussa à reprendre le combat. Plus il frappait, plus Sethos dansait et esquivait.
— Sethos ! Sethos ! criait la foule qui attisait ainsi la colère du Gaulois.
Il assénait désormais des coups au hasard, titubait dans l’arène tel un ivrogne. La foule impitoyable le huait. Rouge de colère, il se tourna soudain vers les spectateurs et poussa un grognement. Sethos en profita pour lancer son trident qui le blessa au cou. La douleur le rendit fou : Protix attrapa l’arme et voulut la briser en deux sur sa cuisse. La foule cria de joie.
Sethos, lui, comptait sur une telle réaction. Au moment où Protix se pencha pour casser le trident, Sethos jeta son filet. Protix agita les bras avec frénésie.
— Je t’ai attrapé ! marmonna Seth en dégainant sa dague.
À cet instant, il fut distrait par un éclat doré parmi la foule. Il leva la tête et fut ébloui par une paire d’yeux en amande.
Soudain, ces mêmes yeux s’écarquillèrent, horrifiés. En effet, Protix avait profité de cet infime instant de répit pour brandir son épée et l’enfoncer dans le cuir recouvrant l’épaule de Seth. Surpris par la douleur sourde, il bascula en arrière tandis que le sang giclait de la plaie. Par chance, ses réflexes ne l’avaient pas quitté et il se rattrapa avant de toucher le sol. Se croyant victorieux, Protix ne parut pas comprendre quand le filet du jeune homme s’enroula autour de son épée et l’immobilisa. En parallèle, la main droite de Seth serrée autour du manche de sa dague effleura la gorge de Protix. Le combat était terminé.
Victorieux, le bras gauche ballant et dégoulinant de sang, Sethos attendait le verdict. Il leva les yeux vers le gouverneur. La foule en furie hurlait :
— À mort ! À mort !
Loin d’être un sentimental, Gnaeus Papirius Aelianus comprenait ses citoyens. Il leur jeta un rapide coup d’œil, hocha la tête puis, lentement, tourna le pouce vers le bas. Protix ne connaîtrait aucune pitié.
À cet instant, Sethos les détesta tous. Leur soif insatiable de sang le rendait malade. Il examina le Gaulois à ses pieds, croisa son regard derrière la fente du casque.
— Que ton voyage soit rapide, lui chuchota-t-il et, d’un geste vif et précis, il lui enfonça son poignard dans le cou.
Le Gaulois s’effondra contre les jambes de Seth dans un gargouillis répugnant. La secousse accentua sa douleur à l’épaule. Lentement, il se pencha pour essuyer son arme dans le sable, la rengaina et retourna vers les portes en bois. Mais au bout de quelques pas, ses yeux se mirent à danser, ses jambes cédèrent sous lui et il chancela. Le laniste et Matthias se ruèrent dans l’arène mais arrivèrent trop tard. La dernière chose que vit Sethos ce jour-là fut le sable fonçant vers lui.