DESTIN

Londinium, 152 apr. J.-C.

Les yeux de Seth ne s’ouvrirent pas pendant son transport en litière dans les rues de Londinium. Il ne se réveilla pas non plus quand il fut emmené dans la chambre fraîche en marbre à l’arrière de la villa des Natalis.

Il ne sentit pas les mains douces qui le baignèrent et le déposèrent sur un lit aux draps de coton lisses. Plus tard dans la matinée, Domitus convoqua son médecin, Tychon le Grec.

À son arrivée, celui-ci était accompagné de quelques esclaves. Il s’inclina avec respect devant Domitus Natalis qui l’attendait au chevet de Seth.

Avant de toucher son patient, Tychon demanda de l’eau pour se laver les mains. Alors que ce geste en lui seul était déjà surprenant, il se les rinça ensuite au vinaigre. Domitus retint un rire condescendant. Il présuma que le Grec observait un étrange hommage à de quelconques dieux étrangers. S’il avait su qu’il se trouvait en présence de l’un des guérisseurs les plus innovants de son époque ! Suite à une série d’expériences, Tychon avait découvert que le vinaigre – acetum – se révélait un très puissant agent nettoyant et désormais, il insistait pour qu’aucun acte chirurgical ne soit effectué sans lui. Dès qu’il se fut nettoyé les mains correctement, il donna la jarre à ses assistants afin qu’ils en fassent autant. Ensuite, il souleva la gaze et les tampons en toile d’araignée qui couvraient l’épaule de Seth. L’air pessimiste, il secoua la tête quand il vit le gonflement autour de l’entaille.

Toute la maison Natalis étaient rassemblée pour entendre son compte-rendu.

— Je peux déjà vous dire que la blessure est très profonde ; à mon avis, les muscles et les nerfs sont sérieusement endommagés. Je ne puis en être sûr tant que je n’ai pas regardé à l’intérieur, mais je pense que l’os a été en partie brisé. La blessure est tumescente et bouillante, ce qui m’oblige à l’éviscérer à nouveau, puis à essayer de nettoyer le poison, mais j’imagine qu’il a déjà perdu beaucoup de sang. Il est très faible, son rythme cardiaque n’est ni puissant ni régulier, et la fièvre le ronge. Je ferai de mon mieux pour lui rendre la santé mais sachez dès à présent que ses chances de survie sont infimes.

Pendant ce discours, Domitus Natalis hochait la tête avec gravité. Il avait investi beaucoup d’argent dans ce jeune esclave, bien qu’il ne l’ait jamais mentionné à sa femme, Flavia. Normal puisque, à l’origine, cet argent lui venait d’elle. Flavia étant la fille d’un homme riche, Domitus avait fait un bon mariage. Si elle apprenait l’existence de ses investissements précaires, le père de Flavia pouvait demander le divorce, ce qui laisserait Domitus sur la paille. Mais les dieux lui souriaient : c’était son épouse qui avait suggéré de soigner le gladiateur chez eux, à la villa.

— Que pouvons-nous faire pour augmenter les chances de survie de Leontis ? demanda-t-il au médecin.

— Voyons… Dès que j’aurai nettoyé, cousu et bandé la plaie, son avenir sera entre les mains des dieux bien sûr. Toutefois, une surveillance nuit et jour lui serait bénéfique. La fièvre le consume, il a besoin de soins scrupuleux. Avez-vous des esclaves qui possèdent une expérience médicale ?

— Je peux superviser la surveillance, proposa Flavia.

— J’aimerais vous assister, mère, ajouta Livia.

Domitus décocha un sourire reconnaissant à ses femmes. Elles se montraient très utiles parfois.

— Très bien, acquiesça Tychon. Bon, je ferais mieux de retourner travailler. Plus je reste ici, plus le poison se répand. J’aurais besoin de beaucoup d’eau bouillie, d’autant de linges propres que vous pourrez en rassembler, de toutes les lampes dont vous disposez. Cette table en marbre dans le coin fera une surface parfaite pour mes instruments.

Ses assistants apportaient déjà la table près du lit. Flavia sortit pour organiser la livraison des linges et le puisage de l’eau. Domitus se retira dans son bureau.

Sethos ne bougea pas d’un pouce tandis que Tychon alignait ses instruments et ses drogues. Il ne se rendit pas compte non plus que la fille qui l’avait distrait dans l’arène s’éternisait sur le seuil. Elle observait avec attention le médecin pendant qu’il plongeait tous ses instruments dans l’eau bouillante avant de les retirer à l’aide de longues pinces en métal.

Il ôta avec précaution les capitons sur l’épaule de Seth puis, avec des pincettes, il souleva les morceaux de toiles détrempés que Matthias avait enfoncés dans l’entaille. Tychon fit un signe de tête à ses assistants qui cramponnèrent soudain les poignets et les jambes de Sethos. Le mentor déboucha le flacon avec lequel il s’était lavé les mains un peu plus tôt. L’odeur âcre du vinaigre envahit la pièce et là, il versa le liquide sur la plaie. Sethos hurla, se débattit avec violence mais les assistants le plaquaient avec force dans le lit. Livia se couvrit les oreilles et disparut.

Quand elle revint plus tard, Sethos ne bougeait plus. Pâle, il avait un bandage propre sur l’épaule. Le médecin rangeait ses instruments dans une trousse. Ses assistants nettoyaient le sang sur le sol.

— Il est vivant ? chuchota-t-elle.

— Tout comme. Je lui ai administré un puissant sédatif. Il ne se réveillera pas avant un bon moment. Je reviendrai le voir ce soir. En attendant, rafraîchissez-le avec des éventails et de l’eau. Il aura soif ; essayez d’introduire de l’eau entre ses lèvres – comme ceci. Ce soir, vous lui administrerez des herbes au cas où il se réveille.

Pendant que Tychon et son entourage quittaient la chambre, Livia approcha un tabouret et s’assit à côté du lit. Elle effleura le front brûlant de Seth. Doucement, elle prit un linge dans la bassine d’eau, l’essora et fit tomber quelques gouttes sur son front. Elles coulèrent sur son visage, dans ses cheveux, sur ses joues et ses lèvres. Il tressaillit, mais ses yeux ne s’ouvrirent pas.

— Ah, Livia ! s’exclama Flavia qui entrait à grands pas. Je monte la garde la première. File ! Entraîne-toi à la kithara. Nous espérons que tu joueras à merveille ce soir au banquet.

Sans un mot, Livia se leva et se dirigea vers la porte. Cependant, elle ne quitta pas la chambre tout de suite. Elle se tint un moment cachée derrière le rideau accroché à l’encadrement.

Flavia s’assit et lentement, avec sensualité, elle baigna le visage et le torse de Seth. Puis elle poussa un léger soupir avant de soulever la main de Seth et de la porter à ses lèvres. Elle baisa ses doigts un par un.

Pour la deuxième fois de la journée, Livia se força à quitter la pièce. Elle passa en courant devant plusieurs esclaves perplexes et se rendit dans la partie la plus à l’écart du jardin. Dès qu’elle fut abritée par le feuillage retombant des cerisiers, elle se jeta sur le sol et éclata en sanglots. Elle serait restée là des heures si Ochira, une servante, n’était pas venue chercher des feuilles de laurier pour la cuisinière. Livia se tapit dans l’ombre jusqu’à ce qu’elle parte puis elle retourna à l’intérieur par des chemins détournés et se terra dans le sanctuaire de sa chambre.

Sa kithara reposait contre un mur. Elle s’en empara et s’installa sur le lit, son instrument contre elle. Distraitement, la jeune fille fit courir ses doigts sur les cordes. Elle ne voulait plus réfléchir. Elle joua des mélodies apaisantes, des airs qui lui apportèrent réconfort et détermination. L’angoisse qui lui serrait la gorge se dissipa peu à peu et, de manière inconsciente, sa voix choisit les chants tandis que ses mains tissaient des harmonies complexes.

Dans son bureau où il vérifiait le dernier inventaire de ses cargaisons, Domitus entendit les douces notes qui flottaient dans l’atrium en marbre et se félicita des progrès de Livia. Sa voix étrangement irrésistible et ses talents de musicienne lui faisaient honneur. Bien qu’il n’eût pas l’oreille musicale, il voyait comment sa fille adoptive captivait ses auditeurs. Cassius Malchus, le procurateur en personne, avait été ensorcelé par ce don. La preuve : quand il l’avait écoutée pour la première fois au banquet des Matralia, il l’avait demandée en mariage !

Domitus ricana. Il n’aurait pu mieux prévoir. Et voilà que Cassius était leur invité d’honneur ce soir. Il fallait absolument que Livia le charme à nouveau. Ainsi, ils scelleraient sur-le-champ les fiançailles et discuteraient de la dot. Mieux elle jouerait, pensait Domitus, plus les termes du mariage seraient avantageux pour lui. La grosse dot à laquelle Cassius s’attendait ne serait rien à côté du pouvoir immense que lui promettait cette union. Cassius avait installé ses alliés aux meilleurs postes et savait faire disparaître la moindre situation embarrassante. Le mariage vaudrait bien chaque dupontius dépensé.

Le fait que Livia ignorât tout de cette dernière motivation ne gênait pas Domitus le moins du monde.