DÉJÀ VU
Londres, 2013 apr. J.-C.
En cette minute, je sortais d’un pas lourd du bâtiment de musique ; la suivante, je plongeais dans son regard. Mon cœur se mit aussitôt à battre à toute allure. Soulagement, bonheur, je ne sais pas… Les sentiments me submergèrent et il me parut si naturel, si juste d’approcher mon visage du sien.
Soudain, je tombai… si loin dans l’espace que la chute semblait sans fin. Puis j’atterris en douceur, telle une plume. Allongée sur le dos, les yeux fermés. À l’aise. J’étendis les bras, mes doigts effleurèrent des brins d’herbe. Je connaissais cet endroit… le bourdonnement estival des insectes… le parfum de la lavande sauvage… les oiseaux qui chantaient dans les arbres, leur mélodie comme un pâle reflet de la chanson de mon cœur… j’inspirai, savourai le charme… une bouffée de bonheur arriva sur moi. Je savais qu’au moment où je tournerais la tête et ouvrirais les yeux…
— Eva ? Eva, tu m’entends ? Eva ?
Les parfums d’herbe et d’été se mélangèrent. Ma tête devint soudain très lourde, ma respiration douloureuse, mon estomac acide. Je regardai dans le vide…
Et dans les mauvais yeux.
Où étais-je ?
Mon Dieu, non ! Pas encore ? Le Dr Falana me toisait. Je refermai les paupières. Si seulement je pouvais retourner au soleil !
Non, il était parti.
— Eva, tu es avec nous ?
Ma tête allait éclater. Je gémis et me rendis compte qu’un masque me couvrait la bouche. Je tentai de l’arracher mais il ne bougea pas.
— Eva, ta respiration n’était pas très… assurée. J’aimerais que tu portes ce masque un peu plus longtemps, si cela ne te dérange pas.
Je cessai de me battre et fonçai les sourcils en distinguant un bip irrégulier. Je tournai ma lourde tête broyée avec un pilon : j’étais de retour dans cette foutue chambre, entourée de ces moniteurs clignotants.
— Que se passe-t-il ? grommelai-je.
Je n’appréciais pas trop de parler.
— Pas tout à fait sûr, Eva. Une sorte de rechute. Ton cas est vraiment…
Je fermai les yeux, trop fatiguée pour écouter.
Soudain, je flottai à nouveau le long de rues inconnues ; j’ouvris un rideau qui donnait sur une pièce sombre… Un homme dormait. D’étranges parfums flottaient dans l’air – vinaigre, jasmin, miel… Penchée au-dessus de lui, je lui effleurai le front. Brûlant. J’étais morte de peur pour lui et heureuse d’être à ses côtés. Je plongeai un linge dans une bassine, l’essorai, laissai tomber des gouttes sur son visage… le liquide coulait dans ses cheveux, sur ses joues, ses lèvres. Je rêvais d’être cette eau qui le touchait, dessinait ses traits. Une main chaude se referma sur la mienne. Un sentiment de joie, tel un souvenir… La chaleur palpitait en moi. D’autres mains… me tiraient, m’éloignaient de lui… Non, trop puissantes pour que je résiste… Je luttai… suffoquai…
— Livia, je t’en prie, reviens !
Mon cœur battait fort… La pièce tourbillonnait loin de moi… me laissait dans l’obscurité la plus totale… si froide… Où était-il ? Je tournoyais dans tous les sens… Jamais je ne trouverais le chemin qui me ramènerait à lui… Je me perdais… me dissolvais…
Enfin… un point d’ancrage… une chaleur dans mes doigts, mon bras, mon corps entier… qui me conduisait vers… la lumière.
J’ouvris les yeux. Il était là. Une silhouette contre une lumière blanche et vive.
Je clignai des yeux. Mauvaise pièce… Différente pièce. L’hôpital. Des moniteurs bipaient. Mais… c’était lui. Seth. Il souriait. Il tenait ma main dans les siennes…
— Tu es là, murmurai-je.
On aurait dit qu’il revenait d’un voyage plus pénible que le mien. Il avait l’air épuisé. Blême. Était-il avec moi ? Je secouai la tête. Aïe. Il fallait absolument que j’aie les idées claires. Tout paraissait si confus. Je ne distinguais plus la réalité désormais. Quand je tentai de m’asseoir, les vertiges me rappelèrent à l’ordre.
— Attention, chuchota-t-il en écartant des mèches de mon visage, tu es censée te reposer.
— Seth…
— Chut !
La porte s’ouvrit sur le Dr Falana, suivi d’une foule de gens. Je fronçai les sourcils. Qui étaient-ils ? Que faisaient-ils ici ? Le Dr Falana arborait un large sourire.
— Eva… J’espère que cela ne te dérange pas… Quelques étudiants aimeraient te voir.
Si, cela me dérangeait ! Beaucoup. Je ne me sentais pas d’attaque pour servir de cobaye à des apprentis trop curieux. Puis la main de Seth serra la mienne et je sentis cette chaleur intense s’infiltrer en moi et me remplir d’une lueur si réconfortante que je souris à moitié.
Ils se regroupèrent autour de mon lit. Je les observai avec prudence.
Le Dr Falana s’empara du diagramme accroché au pied du lit et se racla la gorge.
— Je vous présente Eva Koretsky. Il y a neuf semaines, elle a soudain présenté une pyrexie et une syncope. Après son admission, son état a dégénéré : fibrillation ventriculaire et insuffisance de plusieurs organes… Mademoiselle Grove, si vous aviez été aux admissions, comment auriez-vous procédé ?
— Euh… j’aurais euh… commencé par une défibrillation pour essayer de stabiliser le cœur, je l’aurais intubée, j’aurais posé une perfusion de solution saline et euh… j’aurais demandé une analyse de sang complète pour trouver la cause…
— Bien. Gardez à l’esprit que nous n’avons pas le temps d’analyser les résultats du labo. Qu’aurions-nous pu faire en tout premier lieu pour alléger les symptômes ?
Silence général.
— Bon… Voilà ce que nous avons fait ensuite : nous avons décidé de lui administrer des antibiotiques à large spectre par voie intraveineuse. Dans quel but ?
— S’il s’agissait d’une infection bactérienne traitable ?
— Précisément. Nous avons présumé une sorte d’infection sévère mais évidemment nous ne pouvions identifier la bactérie avant d’avoir mis des cellules en culture. Et malheureusement, comme je ne cesse de le répéter, nous n’avions pas le temps. La détérioration s’effectuait à une rapidité incroyable.
— Les antibiotiques ont-ils suffi ?
— Euh… Non, murmura-t-il. Rien de ce que nous lui avons injecté n’a eu d’impact sur elle.
Je me mordis la lèvre. Ils auraient pu m’épargner les détails. Seth continuait de me fixer et de me serrer la main avec tendresse.
— Nous n’avons pas été surpris qu’après quelques heures, elle fasse un arrêt cardio-respiratoire. Malgré toutes nos tentatives pour la ressusciter – par injection d’adrénaline, d’atropine, des massages cardiaques –, elle ne répondait pas. Pourtant, au moment d’annoncer l’heure du décès, son cœur s’est remis spontanément à battre à un rythme régulier et fort. Aucun signe d’arythmie. Sans oublier un rétablissement complet des fonctions organiques…
Le Dr Falana haussa alors les sourcils, écarta les bras et fit un clin d’œil à Eva.
— Notre jeune Lazare à nous !
Un des étudiants s’éclaircit la voix.
— Quelle est votre théorie, docteur ?
Celui-ci haussa les épaules.
— Je n’en ai aucune. Mon instinct qui penchait pour une sorte d’infection virulente a été contredit par l’hématologie posttraumatique. Finalement, le taux de lymphocytes n’était pas élevé. Quels que fussent les autres diagnostics – n’oubliez pas que le temps travaillait contre nous –, les résultats périodiques du laboratoire se révélaient tellement anormaux que nous n’en avons pas tenu compte.
Les étudiants demeurèrent stupéfaits.
— Pardon, docteur Falana, intervins-je faiblement, pourrais-je jeter un coup d’œil aux… à ces résultats sanguins anormaux ?
Il me dévisagea un moment, l’air incrédule. Était-il simplement surpris que son patient parle ou n’en revenait-il pas qu’une lycéenne ignorante s’intéresse à une série de chiffres impénétrable ? Il se contenta de froncer les sourcils.
— Désolé, Eva, je n’ai rien à te montrer. On les a mis à la poubelle.
— Vous avez jeté les résultats des tests ? Mais pourquoi ?
— Ils étaient corrompus. Une vraie pagaille.
— Mais…
— Je t’assure que nous avons effectué un examen approfondi du laboratoire, révisé tout le système… Jamais plus cela n’arrivera.
Il se tourna vers ses étudiants.
— Pour finir, Eva est revenue aux urgences il y a deux jours…
Deux jours ? J’étais là depuis si longtemps ?
— Cette fois-ci, pas de fièvre, mais arythmie et hypotension. Par chance, l’arythmie a répondu au traitement.
Il désigna le moniteur bruyant auquel je me trouvais reliée.
— Et la pression artérielle était meilleure. Nous attendons encore l’hémoculture mais l’absence de pyrexie exclut l’infection. Une idée, quelqu’un ?
Deux étudiants baissèrent le nez. Puis une perche aux grandes dents, avec un halo de cheveux roux, toussota non sans nervosité.
— Euh… Les fonctions organiques étaient-elles normales ?
— Oui, mis à part la respiration. Mais tout est sous contrôle à présent. Les électroencéphalogrammes n’ont révélé aucune anomalie cardiaque sous-jacente.
Le groupe en demeura muet.
Le Dr Falana se tourna vers moi.
— Dis-moi, Eva, comment te sens-tu aujourd’hui ?
— Bien, répondis-je en priant pour qu’ils s’en aillent.
Il éclata de rire.
— Bien ! Je m’attendais à un « mieux », tout au plus. Je repasserai plus tard. En attendant : du repos !
Là, il s’adressait à Seth.