SUR LA PISTE
Sainte-Magdalen, 2013 apr. J.-C.
Même si cela faisait du bien de sortir de l’hôpital, d’être rassurée par la présence calme et efficace de Rose Marley, je peinais à me réhabituer. J’étais sur les nerfs, agacée par un rien. J’avais prévenu Rose que je ne voulais pas voir Seth et, bien qu’elle fronçât les sourcils et agît comme si je commettais une très grosse erreur, elle ne discuta pas. Je faillis céder à une occasion, quand je l’entendis dans le couloir. Je ne pouvais pas me permettre de le laisser entrer.
Au bout de deux semaines, je repris les cours, uniquement le matin. Ruby n’en crut pas sa chance quand elle remarqua la distance entre Seth et moi. Je ne supportais pas d’être près de lui et l’évitais autant que possible. Je refusais qu’on mentionne son prénom en ma présence, si bien que les conversations devenaient difficiles, car tout le monde s’intéressait à lui. Je ne daignai pas donner une explication à Astrid, Sophie ou Rose Marley.
À midi, je prenais mon repas à l’infirmerie avec Rose – qui surveillait tout ce que j’avalais. Après le déjeuner, j’étais censée me reposer dans ma chambre. Ce que je fis (un peu) en même temps que mes recherches.
Ma convalescence changea ma notion du temps. Pour être honnête, ne sachant pas combien de temps il me restait, je ne pouvais pas me permettre de le gaspiller à dormir. Bien qu’en manque d’énergie, rester assise derrière un ordinateur portable me fatiguait moins que disons… prendre une douche. Par conséquent, mes recherches représentaient l’occupation parfaite.
J’avais besoin de quelques clarifications sur mes résultats sanguins « anormaux » – ceux que le Dr Falana avait jetés à la poubelle. Attention, il n’avait pas dit « effacés ». Ce qui me donnait une lueur d’espoir. Tout le monde laissait malgré lui une trace électronique, n’est-ce pas ? Je misai tout là-dessus.
Primo, je devais pénétrer dans l’Intranet de l’hôpital. J’y avais réfléchi pendant la visite des étudiants et, à partir de là, j’avais mémorisé les noms sur les badges – médecin, interne, infirmière… quiconque pouvant se rendre sur le site. Au final, je décidai que le Dr Falana en personne était ma meilleure option, car il aurait accès à toutes les données dont j’aurais besoin. Cela m’obligea à effectuer quelques recherches sur lui, ce qui fut facile. Il avait un compte sur Twitter et une page Facebook. J’appris vite son nom complet (Danso Jojo Falana), sa date et son lieu de naissance (Accra, le 12 novembre 1968), son groupe de rock préféré (Nirvana), le prénom de sa femme (Mélanie). Il avait deux enfants, Sissi (née le 2 mars 1999) et Kurt (né le 17 mai 2003).
Les gens ne cherchaient pas bien loin leurs codes d’accès et leurs mots de passe : un deuxième prénom, une date de naissance… En fait, le Dr Falana était un peu plus imaginatif que la moyenne. Son mot de passe était Aneurysum, ce que je trouvais assez spirituel, à la fois une chanson de Nirvana et une condition médicale (anévrisme). Dès que j’eus son mot de passe, son code coula de source : 5494 (la date de la mort de Kurt Cobain).
Une fois à l’intérieur, j’accédai aux dossiers des patients – au mien du moins…
En gros, il répétait ce que je savais déjà… J’avais été admise avec de la fièvre ; mon état s’était rapidement détérioré pendant quatre heures, mon électroencéphalogramme avait été plat, puis je m’étais remise. Par contre, je ne trouvai aucun résultat de tests sanguins pendant ces quatre heures cruciales, juste douze tests effectués par la suite, profondément inintéressants, vu que tous les taux tombaient dans la moyenne.
À ce moment-là, je décidai de contacter directement l’unité d’hématologie et de trouver le technicien en charge du travail de laboratoire. Il me fallut deux jours supplémentaires pour entrer dans l’unité car Rose Marley me rendait visite à l’improviste, sous un prétexte ou un autre, si bien que je ne cessais de me déconnecter.
Un soir, alors qu’on l’avait appelée dans un des internats pour un cas suspect d’appendicite, je disposai d’un peu plus de temps. Dès que je me fus introduite dans la base de données du service hématologique, je m’aperçus que tous les résultats avaient deux initiales pour référence, suivies du nom du patient et du numéro de l’hôpital et enfin du nom du médecin consultant. J’espérai très fort que les initiales correspondaient à celles du technicien responsable des données. Pour tester ma théorie, je croisai les initiales et la banque de données des ressources humaines du personnel hospitalier.
Ma théorie se révélait la bonne. Le nom des techniciens de laboratoire correspondait à toutes les initiales trouvées. Sauf une paire.
À l’époque de ma première admission, il y avait des milliers de résultats enregistrés par A. N. Et ces initiales dataient d’une douzaine d’années. Mais deux jours après mon arrivée, A. N. avait disparu. Humm. Coïncidence ? Congé sabbatique ? Ou A. N. était-il responsable des résultats sanguins anormaux ? Sa disparition était-elle la conséquence d’une refonte du laboratoire ?
Les yeux rivés sur l’écran, essayant de classer mes questions par ordre d’importance, j’entendis soudain du bruit derrière moi.
— Eva ? Qu’est-ce que tu fabriques ?
Dans un sursaut, je changeai de page. Rose Marley s’était faufilée dans mon dos, aussi discrète qu’une chatte.
— Tu es censée te reposer, Eva et non travailler !
— Mais…
— Pas de mais ! J’ai promis au Dr Falana. Alors ne discute pas ou je reprends ton portable.
Je grinçai des dents, tiraillée entre une profonde frustration et une panique totale. Je ne pouvais vivre sans mon ordinateur. Alors je l’éteignis et, à contrecœur, je la laissai me traîner jusqu’au lit. Elle tira les rideaux puis ferma la porte.
Tandis que je ruminais dans mon lit, je décidai que je n’avais pas le choix : je devrais régler mon réveil et effectuer mes recherches la nuit. Ce serait moins risqué… Rose dormirait et ne rôderait sûrement pas. Même si l’hôpital demeurait ouvert sept jours sur sept, vingt-quatre heures sur vingt-quatre, je priai pour que peu d’utilisateurs légitimes visitent la base de données à ce moment-là. Il y avait davantage de risques à pirater un système fréquenté : des utilisateurs observateurs auraient tôt fait de remarquer un visiteur non autorisé.
Ainsi à trois heures le lendemain matin, le regard trouble, j’allumai mon ordi et me frayai un chemin à travers les pare-feu afin d’entrer dans la base de données de l’hôpital. Je parcourus les ressources humaines et trouvai quatre personnes aux initiales A. N. : Anouchka Nepali, infirmière du service pédiatrique ; Ashanti Nokumbu, neurologue consultant ; Arleen Nateman, préparatrice en pharmacie ; et Arthur Newland, technicien de laboratoire en dermatologie.
Naturellement, je fondis sur Arthur Newland qui faisait le bon travail mais au mauvais endroit. Je voulais savoir depuis combien de temps il travaillait au service de dermatologie.
Saletés de bases différentes. Avec des mots de passe, des codes d’accès différents… Enfin, à cinq heures du matin, j’étais dedans. À cinq heures et demie, j’avais mes informations. Arthur Newland avait cessé de travailler en hématologie deux jours après mon admission pour intégrer l’équipe de dermatologie le lendemain.
Bingo.
J’envisageai de lui envoyer un e-mail mais je ne pouvais pas me permettre de laisser la moindre trace : les sites sécurisés comme celui-ci avaient trop de systèmes de sauvegarde. Je décidai de lui téléphoner.
Je regardai l’heure à ma montre : 5 h 35. Peu probable que je l’attrape dans son laboratoire la nuit. Je bâillai en regrettant de ne pas avoir sa chance. Comme j’avais accompli mon maximum, j’éteignis mon PC, la lumière et je fermai les yeux avec reconnaissance.