FIN
Seth courut à l’aveuglette, loin de Matthias et de son palais factice, jusqu’à ce que ses jambes le transportent au temple de Jupiter et à leur pré. Celui de Livia et le sien.
Ce fut une erreur car il se sentit plus seul que jamais. Il s’adossa à une colonne, fixa l’herbe et là, il ressentit un tel désespoir, un tel sentiment de perte qu’il se tapa la tête contre le marbre. La douleur lui fit du bien, le sang qui coulait sur sa joue lui parut réel… mais il ne quitta pas cet endroit. Il s’arrêta, regarda les éclaboussures de sang sur le marbre et attendit qu’elles disparaissent. Puis ses yeux suivirent la colonne jusqu’à son chapiteau ionique. Une frise courait au-dessus du pilier et, encore plus haut, il y avait la corniche.
Il entreprit de grimper. Le marbre était lisse mais les stries dessinées lui offraient une prise pour les mains et les pieds. Très vite, il se tint au sommet du temple, la ville s’étendant sous lui. Au loin, il aperçut la caserne et l’arène, nichées entre les étranges et hautes constructions. Par-delà la caserne, il distingua les fortifications puis plus rien, juste le ciel et la terre. Il scruta la cité. Où se trouvait la nouvelle maison de Matt et son jardin arboré, seuls dans cette splendeur solitaire ? Soudain, un éclat doré brilla au soleil. Un instant, son cœur bondit dans sa poitrine… le bracelet de Livia ? Puis il en reconnut la source. Il s’agissait d’un des aigles en or de la villa de Cassius. Il gronda sa haine. Submergé par le désespoir, il sauta.
La sensation de chute le vivifia. L’atterrissage fut moins euphorique. Il perdit brièvement conscience, si bien qu’à son réveil, allongé sur le sol et les bras en croix devant le temple, il avait les idées embrouillées. Était-il enfin aux champs Élysées ?
Un léger rire moqueur lui apprit que non. Seth se leva et se trouva nez à nez avec le grand inconnu aux yeux gris cristal qu’il avait fui plus tôt.
Seth se mit aussitôt dans la position défensive qui définissait son style gladiatorial.
L’inconnu tressaillit et recula d’un pas.
— Qui êtes-vous ? gronda Seth sans baisser la garde.
— Qui je suis ? demanda l’inconnu, les sourcils froncés.
Seth remarqua que l’homme parlait latin avec un fort accent vaguement familier.
Il y eut une brève pause pendant laquelle les deux hommes se toisèrent. Puis l’inconnu s’adossa à un pilier et dit :
— Je m’appelle Zachary et d’abord qui es-tu, toi ?
— Sethos Leontis de Corinthe.
— Tu as voyagé depuis Corinthe ? bafouilla Zachary.
— Non, depuis Londinium.
— Comment es-tu venu ici ?
— Aucune idée, répondit Seth dans un haussement d’épaules.
Zachary le fixa en se frottant le menton.
— Quel est cet endroit ? l’interrogea Seth.
L’homme continua de le dévisager en plissant des yeux.
— Parallon.
— Parallon ?
Avant que Seth ne poursuive, Zachary continua :
— Tu ne devrais pas être ici…
— Je ne l’ai pas choisi, cracha Seth avec amertume. Je ferais n’importe quoi pour être ailleurs.
— Tu préférerais la mort à tout ceci ? s’étonna Zachary.
— Oui.
— Eh bien, ce n’est pas en sautant du haut d’un temple que tu y arriveras. Tu ne sais vraiment rien.
Seth en était bien conscient, au fond de son cœur. Il avait simplement laissé l’espoir l’emporter sur la connaissance. Et puis, il n’était pas question que cet homme continue à le mépriser ainsi. Il tourna donc les talons, mais Zachary le rattrapa par l’épaule.
— Hé, je peux t’aider.
— Impossible, aboya Seth en chassant sa main.
— Tu ne veux pas que cela se termine ?
Seth lui lança un regard exaspéré.
— Allez ! Profitons du temps présent.
Seth suivit à contrecœur Zachary le long de la route romaine poussiéreuse, de rues inexplorées remplies de bâtiments singuliers, jusqu’au fleuve. Cette fois-ci, l’endroit était désert. Ils descendirent quelques marches et se retrouvèrent au bord de l’eau. Zachary s’avança de quelques pas et fit signe à Seth de se mettre en position.
— Il te suffit de sauter, le défia-t-il sur un ton nonchalant.
Seth lui lança un regard sceptique.
— Promis. Si tu aimes ta mortalité comme tu le prétends, tu ne seras pas déçu.
Seth examina l’eau. Une légère brume voilait sa surface, si bien qu’on ne voyait pas la rive opposée. Il ne remarqua pas la petite brise quand il prit sa décision. Il ne perçut qu’un soupir d’espoir lorsqu’il ôta ses sandales et sauta.
Il n’essaya pas de nager. Il lui fallut beaucoup de force pour empêcher que son corps entraîné à survivre résiste. Soudain, il ressentit une forte traction vers le bas. Une partie de son cerveau fut surprise. Il ne s’attendait pas à cela ! Il pensait que ce serait difficile de ne pas remonter à la surface et non de lutter contre cette force. Elle n’avait rien à voir avec le poids de ses habits ou le courant. Tandis qu’il tourbillonnait, il comprit qu’il était piégé dans un étrange vortex qui l’entraînait dans les profondeurs.
Était-il enfin mort ? Avait-il trouvé le chemin de l’au-delà ?
Non, il avait juste trouvé le chemin de la surface et il se cogna contre la berge.
Il maudit Zachary alors qu’il se hissait hors de l’eau en tremblant. Puis il leva les yeux au ciel sans comprendre, comme si l’après-midi s’était déjà écoulé. Les ombres étaient trop longues. Le soir. Il regarda autour de lui. Tout lui semblait familier mais des détails ne collaient pas : le pont, les bateaux… paraissaient plus petits que ceux qu’il venait de quitter. Une clameur l’entourait également. Et puis cela puait la viande cuite et le poisson mort. Des gens s’affairaient, troquaient, criaient autour de lui. Des chiens aboyaient. Des maçons tapaient. Où était passé le vide tranquille et miroitant de… comment Zachary l’avait-il nommé ? – Parallon ? Ici tout était abrasif, bruyant…
Londinium. Il avait retrouvé le chemin de Londinium. Une ville étrangement déroutante et probablement hostile. Il avait presque oublié la peur humiliante du gladiateur évadé et voilà qu’il était entouré de soldats et de citoyens prêts à capturer un esclave en fuite. Il devrait se montrer prudent.