ABYSSE
Seth sauta dans l’eau avant même d’avoir conscience de son geste. Ce fut un tel soulagement de sentir la force accablante du vortex qui le tirait au loin. Qu’avait-il fait pour mériter un tel tourment ? Était-ce son destin de voir encore mourir Livia ? Tandis que son corps était soumis à l’énorme pouvoir autour de lui, son esprit demandait l’oubli. Il avait travaillé si longtemps et si dur pour obtenir une sorte de paix fade et voilà que tout son être se trouvait déchiré.
L’eau le recracha à la surface bien qu’il ne fût pas prêt. Il ne voulait plus être responsable de ce corps. Il flotta sur l’eau dans l’espoir qu’elle se referme sur lui, le perde, le lave de ses souvenirs.
Mais ses bras et ses jambes agissaient contre sa volonté et il se retrouva sur la berge fraîche de la Tamise de Parallon. Il s’assit au bord de l’eau, hagard, regardant des scènes qu’il désirait effacer de son esprit. Il se moquait bien que Zachary ironise sur son retour prématuré. Il s’en fichait de ses recherches qui l’avaient tant obsédé. Plus rien ne le préoccupait désormais. Il se trouvait coincé dans cette immortalité sans fin et ne souhaitait qu’une chose : que cela se termine.
Il ne remarqua pas le froid, la nuit tombante, Matthias qui émergea non loin, l’expression de choc sur son visage. Il sentit à peine le bras de son ami l’obligeant à se lever et l’éloignant du fleuve pour le ramener à la maison.
Matthias s’occupa de lui avec une peur croissante et familière à la fois. Seth avait à nouveau plongé dans cette tristesse morbide dont il avait mis si longtemps à s’extraire.
Quelle était la raison de cette récidive ?
Il n’avait fait que voyager dans des endroits qui ne lui étaient pas familiers. Impossible que de vieux fantômes aient déterré des souvenirs enfouis, pas vrai ?
Sethos ne parla pas à Matthias, ni à personne. Il dormit deux jours entiers, mangea quelques olives et recommença à courir. Sans arrêt. Jour après jour jusqu’à ce que le ciel change – bleu, rose, velours noir. Quand ses jambes retrouvaient le chemin de la villa, les étoiles regagnaient leur place dans les cieux.
Mais la course ne chassa pas sa peine. Elle le tailladait, le courbait, le suffoquait. Chaque soir, il était oppressé quand il regagnait sa maison à colonnades, se demandant par quel miracle il était parvenu à rentrer.
Comment sa vieille blessure avait-elle pu se rouvrir ? Il avait travaillé si dur pour la cautériser. Il la croyait pourtant cicatrisée… Peut-être était-ce ainsi que fonctionnaient les secondes vies ? Tel un cycle inexorable composé de désespoir, de torpeur, d’encore plus de désespoir. Il ne s’affranchirait jamais de cette douleur.
De Livia.
Ce prénom qu’il évitait depuis si longtemps remplissait son cerveau, le narguait, le brûlait.
Livia.
— Seth, mon frère ?
Matt lui toucha l’épaule avec hésitation.
— Parle-moi. Que s’est-il passé ?
Seth regarda au travers de lui, l’esprit encore rempli des images qui avaient précipité sa fuite.
— Tu as trouvé ton microscope quantique ? insista Matt.
Seth se focalisa lentement sur son ami. Microscope quantique. Une des premières raisons de visiter Londres. Cette époque lui paraissait si lointaine… Mais comment Matthias était-il au courant ? C’était un secret entre Zachary et lui. La curiosité transperça son lourd voile de misère. Que savait Matthias exactement ?
— Mon microscope quantique ? répéta-t-il.
— Ta chambre. Elle était remplie de notes, de tableaux, de questions. Je les ai lus…
Seth hocha la tête. Encouragé, Matt se dépêcha de poursuivre :
— Tu l’as trouvé ? L’institut était-il un bon choix pour tes recherches ? J’aimerais beaucoup t’entendre… parce que j’ai commencé des recherches intéressantes de mon côté.
Seth haussa les sourcils.
— Quel genre ?
— Eh bien, quand je t’ai suivi…
— Tu m’as suivi ?
— Jusqu’au fleuve. Dans le fleuve. À Londres.
Seth esquissa un demi-sourire.
— Tu m’as suivi à Londres ?
— Toi et le grand type. Mais je vous ai perdus et j’ai failli être renversé par une énorme moto et…
— J’aurais dû savoir que tu l’apprendrais tôt ou tard. Mais, Matt, tu aurais pu être tué. Nous perdons notre immortalité là-bas. Le monde dans lequel tu m’as suivi est tellement différent. J’ai reçu une initiation avant de m’y rendre seul. Tu n’as pas eu peur ?
— J’étais terrifié, oui ! Bon, tu l’as trouvé ce microscope ? J’ai tellement de questions à te poser.
— Oui, je l’ai trouvé.
— Et ?
— Et quoi ?
— Tu as obtenu des réponses ?
Seth secoua la tête. Le microscope était le dernier de ses soucis à cet instant.
— Aucune. Je reviens avec davantage de questions.
— Quelles questions ?
Interloqué, Seth dévisagea son ami. Matt était là pour lui depuis le début, mais pouvait-il partager ce secret avec lui ? Après tout, ils avaient conclu un pacte. Si Seth lui parlait d’elle maintenant, le pacte était brisé. Et cela leur avait déjà tant coûté.
— Je… je ne peux pas retourner là-bas.
— Que s’est-il passé, mon ami ?
Seth risqua alors le tout pour le tout.
— Je l’ai vue, avoua-t-il enfin. Elle était là-bas.
— Qui ? demanda Matt avec angoisse.
— À ton avis ? L… Livia.
— Mais, Seth… ce n’est pas possible !
— Et pourtant, c’est la vérité.
Seth secoua la tête afin de trouver une cohérence à ses paroles.
— Je ne comprends pas comment, mais elle était là-bas. Elle avait un nom différent, des habits différents, mais j’ai reconnu Livia…
— Et elle, t’a-t-elle reconnu ?
Seth scruta ses mains.
— Eh bien… Non.
Matthias siffla entre ses dents.
— Seth, tout cela n’existe que dans ta tête. Livia habite uniquement ton esprit. Il faut que tu la chasses de là. Cette fille, qui qu’elle soit…
— Eva.
— Oh ! Seth, à quoi pensais-tu ? s’exclama Matthias, incrédule. C’est une autre personne. Une inconnue qui ressemble à Livia. Heureusement pour elle, malheureusement pour toi.
— Ce n’est pas tout…
— Quoi encore ? soupira Matt.
— J’étais sur le point de… je ne sais pas… je cherchais un moyen de lui dire et là… elle est morte… une deuxième fois.
— Seth ! Tu ne l’as pas tuée ?
Seth écarquilla les yeux, horrifié.
— Tu me prends pour qui ? Je ne l’ai pas touchée.
— Qu’est-ce qui l’a tuée alors ?
— Non, Matt. Ce n’était pas vrai, comme à… Londinium. C’était un artifice, une pièce de théâtre… Mais quand je l’ai vue, allongée là, si figée, je…
Seth ne trouva pas les mots capables de décrire son angoisse.
Matthias le fixa. Aucune de ses paroles n’avait le moindre sens. Livia était morte depuis longtemps. Si elle avait survécu, elle serait là, à Parallon. Il le savait mieux que tout le monde. Et Livia n’était pas là. Ils l’avaient cherchée des heures entières, dans tous les recoins de Parallon.
— Seth, entre. Viens boire un peu de vin, manger quelque chose. Nous en reparlerons demain.
Seth se restaura. Après une nuit noire et agitée, il se leva de bonne heure et entama une nouvelle course punitive. Il avait besoin de cette routine abrutissante. Quand il retourna enfin à la villa, il prit un bain pour se délasser, puis se rendit dans l’arène d’entraînement où il combattit ses ennemis invisibles avec cette férocité qui lui avait rapporté tant de couronnes.
Matt n’osa pas l’interrompre.
Au bout de sept jours consacrés à ce train-train solitaire et sauvage, Seth décida de cuisiner. Peut-être cette activité l’aiderait-elle à trouver la paix ? Peu lui importait qui mangerait ses plats. Ce n’était pas le but. L’apaisement venait du fait de couper, de mélanger, de cuire des aliments.
Matthias passa par hasard et lui tendit un verre de vin ; Seth le remercia avec le sourire et trinqua.
— Hum… Seth ! Je peux te parler ou tu as d’autres poireaux à fouetter ?
Seth éclata de rire.
— Tu n’apprécieras jamais cet art. Dis-moi, qu’est-ce qui te chagrine ?
— Moi, absolument rien ! Il y a plusieurs choses que j’aimerais te confier… Il y a eu des changements intéressants depuis ton départ.
— Combien de temps ai-je été absent ?
— Euh… Assez longtemps.
— Assez longtemps pour quoi ?
— Ta sauce peut s’occuper d’elle toute seule ?
Les yeux plissés, Seth éteignit le feu sous la casserole et suivit Matthias jusqu’au salon.
Il y avait une vingtaine de personnes. Seth fut surpris, il ne les avait pas entendues arriver. Certains se prélassaient dans les canapés, lisaient, jouaient aux échecs ; d’autres regardaient la télé par terre, s’agglutinaient devant un ordinateur. Une scène typique du XXIe siècle, à l’opposé de sa première visite. Plus rien ne subsistait de la pièce romaine, vide, fraîche et tranquille avec son sol en marbre et ses murs en crépi pâle.
Cette scène sous ses yeux lui rappela vaguement un soir à la salle commune de Sainte-Mag. Aussitôt, il chassa ce souvenir qui lui remuait les tripes. Trop tard, le lien avait été créé. Pourquoi ce qu’il voyait n’avait-il aucun sens ? Pourquoi ces gens lui rappelaient-ils les élèves de Sainte-Mag ?
— Quelle fête étrange, remarqua-t-il.
Matthias se racla la gorge.
— Hum… Ce n’est pas exactement une fête. Tous ces gens… habitent ici.
Voilà ! Ils semblaient à l’aise parce qu’ils étaient chez eux ! Seth interrogea Matt du regard. Ils étaient pourtant d’accord : leur maisonnée était assez grande.
Les deux amis finirent par se sentir gênés.
— Matt, que se passe-t-il ?
— Je t’explique : j’ai dû les ramener ici avec moi parce que… parce que je les ai conduits ici.
— Rien compris.
— Je les ai emmenés à Parallon.
Le sang de Seth se glaça.
— Pardon ?
— Je leur ai donné l’immortalité !
— De quelle manière, Matt ? lui demanda calmement Seth.
— Comme tu l’as écrit dans tes notes. La fièvre est la clé. Le sang…
— Qu’as-tu fait exactement, Matthias ?
— Eh bien… Le premier, c’était un accident. J’ai essayé de l’aider mais des gouttes de mon sang ont dû tomber dans ses blessures et je lui ai transmis la fièvre…
Matthias humecta ses lèvres sèches. Cette séance d’explication ne se déroulait pas aussi bien qu’il l’avait prévu. Il commençait à douter que Seth considère son « don » de la même manière que lui.
— Continue, ordonna Seth d’une voix glaciale.
— Quand Winston est arrivé ici – le type à la moto –, j’ai soudain cessé de me sentir coupable de l’avoir tué. Parce que, après tout, il n’était pas mort ! Ensuite, j’ai lu tout ce que tu avais rédigé puis j’ai décidé que le nom de cette saloperie, son fonctionnement n’avaient pas d’importance. Je voulais simplement la tester. Alors je suis retourné à Londres…
— Tu n’as pas fait ça ?
— J’ai découvert que la façon la plus rapide de faire venir quelqu’un ici passe par le sang. Plus la personne est affaiblie, plus notre sang agit vite. Cela peut prendre de vingt minutes à six heures.
— Affaiblie ?
— Blessée, quoi.
— Je récapitule, Matthias : tu es allé à Londres afin de blesser des gens puis de les tuer ?
— Seth, tu ne m’as pas écouté. Ils ne meurent pas. Ils viennent ici. Nous ne sommes pas morts. Nous sommes immortels. Combien de fois devrai-je te le répéter ?
— Parallon est pire que la mort, Matt ! Qu’as-tu fait ?
Seth dévisageait son ami tel un étranger. Il croyait le connaître alors qu’ils se trouvaient à des années-lumière l’un de l’autre. Il secoua la tête et se dirigea vers la sortie, écœuré.
— Seth ! Il n’y a pas que le sang.
— Quoi ?
Maintenant qu’il avait l’attention de son ami, Matt ne savait plus trop comment lui annoncer le reste de ses découvertes. Il pensait que Seth trouverait cette information moins affreuse. Là, il n’en était plus trop sûr.
— Lors de mon sixième voyage, je mourais de froid à mon arrivée. Il y avait un petit café tout près du fleuve…
Seth s’en souvenait.
— Je suis rentré, j’ai parlé à cette fille…
— Elena ? devina Seth.
— Exact ! Comment le sais-tu ?
Matthias lança des regards inquiets autour de lui. Seth semblait mal à l’aise.
— Peu importe, reprit Matt. Elle était jolie et si gentille…
— Continue.
— On a en quelque sorte fini dans sa chambre…
Seth soupira.
— Nous avions un peu bu. Je crois que je lui plaisais. On a commencé à s’embrasser, tu sais ce que c’est. Finalement, je suis resté… et nous nous sommes endormis. C’était sympa, chaleureux et soudain, je ne sais pas, quatre à cinq heures après, elle m’a réveillé. Elle tremblait, convulsait…
Matthias regarda devant lui, revivant cet instant.
— J’ai tout de suite reconnu les symptômes. Elle avait la fièvre. Au bout de deux heures, elle était partie…
— Tu veux dire « morte » ?
— Non, non, Seth ! Elle n’était pas morte. Elle avait simplement changé, disparu, déménagé. Elle est arrivée ici où elle a découvert… l’immortalité. Je lui ai transmis… ce don… sans la blesser.
Seth en avait assez entendu. La bile lui montait à la gorge tandis qu’il comprenait la portée de ces révélations. Matthias disséminait cette terrible maladie contagieuse en toute connaissance de cause, intentionnellement, de manière chaotique. Nauséeux, Seth se sentit trahi. Zachary avait raison. Matthias n’aurait jamais dû apprendre l’existence du vortex. Sa stupide philosophie l’avait aveuglé et le vortex lui avait donné l’occasion de manier un pouvoir terrible et monstrueux.
Seth sortit de la villa en courant et vomit. Puis il s’appuya contre le mur en pierre frais et pleura de chagrin. Il versa des larmes pour cette pièce remplie de morts – les morts de Matthias –, pour son amitié perdue. Il aimait Matt comme un frère et maintenant, il ne pouvait plus le regarder en face, tellement il était dégoûté par ses actes.
Seth s’assit contre le mur et observa les étoiles jusqu’à ce que l’aube diffuse un sang rose pâle dans la nuit noire. Il se leva, s’étira. Il était temps de partir. Il s’éloigna à pas lents de la villa, loin de son plus cher ami, loin de sa maison.
Il erra dans Parallon le reste de la journée, indifférent à la douce brise estivale, aux gens heureux et riants qu’il croisait, aux femmes qui lui souriaient, se retournaient sur son passage. Il s’était à nouveau perdu et il ne voyait aucun moyen de faire marche arrière.