ÉLECTRICITÉ
Sainte-Magdalen, 2013 apr. J.-C.
Nous sortîmes un peu en retard du cours de philo de M. Isaacs et je dus donc traverser la cour en trombe pour arriver à l’heure en bio. Mon Dieu qu’il faisait froid : j’avais les mains presque bleues le temps d’arriver. Je poussai vite la lourde porte en verre et jetai un regard anxieux vers le bureau de Franklin. Par chance, elle n’était pas encore là.
Assis devant, Rob Wilmer se tourna et désigna la place libre à côté de lui. Je lui souris, il me sourit… avec un peu trop d’enthousiasme à mon goût. Merde ! J’appréciais Rob. Après notre petit voyage en train, nous nous étions assis à la même table lors de quelques cours et repas. Son humour me faisait rire. Comptait-il tout gâcher ? Je m’assis dans un soupir. J’avais vraiment hâte d’assister à ce cours et voilà que j’angoissais à cause de lui.
La porte s’ouvrit. Sur Mme Franklin, supposai-je. Je me tournai.
Erreur. Quelqu’un se tenait sur le seuil, indécis.
— Voilà le nouveau, murmura Rob. C’est quoi son nom déjà ?
— Un nouveau, en janvier ?
Je ne le voyais pas nettement parce qu’il se trouvait à contre-jour, mais il me semblait trop grand, trop large d’épaules, pour un terminale de Sainte-Mag.
J’étais à sa place il n’y avait pas si longtemps, nouvelle, mal à l’aise. Je grimaçai. Une partie de moi voulait bondir vers lui et l’aider à franchir cette frontière atroce avec la classe. Mais il n’était pas question que j’attire l’attention sur moi. Je devais garder la tête basse.
Je n’aurais pas dû m’inquiéter à son sujet car Ruby le talonnait.
— OK, tout le monde. Voici Seth Leontis. Seth… voici le labo de bio ! Viens t’asseoir, lui ordonna-t-elle en le traînant d’un air possessif.
Elle tapota le banc à côté d’elle mais il n’eut pas le temps de s’asseoir, Mme Franklin arrivait.
— Désolée, je suis un peu en retard. Bien, je vois que tu as pris soin de notre nouvel étudiant, Ruby. Seth vient de nous rejoindre à Sainte-Magdalen, alors merci de l’accueillir comme il se doit.
Seth sourit à Mme Franklin avant de jeter un coup d’œil à l’assemblée.
Ses yeux s’arrêtèrent sur moi et s’écarquillèrent. Ma bouche s’assécha.
Je baissai vite la tête. Pour une raison inconnue, mon cœur s’emballa. Pourquoi ?
J’évitai tout contact visuel jusqu’à la fin du cours. Mais je trouvai anormalement difficile de me concentrer sur les microbes pathogènes que nous observions.
Il me rappelait quelqu’un, mais qui ? Si je l’avais rencontré, je me serais souvenue de lui, avec ses yeux extraordinaires… d’un bleu profond… lumineux. Et ses mouvements étrangement graciles pour une personne de sa taille. Il n’était pas gauche et bossu comme nous autres. Son visage nous disait qu’il avait notre âge mais il ne ressemblait pas à un ado.
Je mourais d’envie de le regarder à nouveau – histoire de confirmer mon portrait de lui, dans l’intérêt de la science bien entendu – mais je n’osais pas. Microbes pathogènes, microbes pathogènes, répétai-je.
Enfin, l’heure du déjeuner sonna. Après avoir rassemblé mes affaires, je jetai un rapide coup d’œil au fond de la classe juste à temps pour voir Ruby pousser le nouveau à l’extérieur. Je ressentis une pointe de… quoi ? Non. Absolument pas. Impossible !
— Eva ! On fera la queue les derniers au self.
Rob m’attendait patiemment. Je fourrai ma blouse dans mon sac et me levai. Direction le réfectoire.
Je venais d’enfourner ma dernière bouchée de lasagnes quand Louis et George surgirent.
— Eva ! Il est presque 13 h 30.
— Bravo, les garçons. Vous savez lire l’heure.
— Ha ! Est-ce que le mot « répétition » te dit quelque chose ?
Aïe ! Hamlet ! Je vidai mon verre d’une traite, débarrassai mon plateau et les suivis jusqu’au théâtre.
Perché sur une échelle, M. Kidd réparait une lampe quand nous montâmes sur scène.
— Échauffez-vous. J’arrive.
Cela ne gêna personne de courir sur place ou d’agiter les bras dans tous les sens – de la torture en dehors du théâtre.
— Je n’y crois pas, s’exclama M. Kidd. Tout le monde est là ! Il va neiger ! Cela aurait-il un rapport avec le fait que la représentation aura lieu devant toute l’école la semaine prochaine ?
J’eus soudain mal au ventre… Y arriverais-je ?
Par chance, je n’apparaissais pas dans les deux premières scènes qu’il voulait revoir et je pus me décontracter un peu. Tandis que j’assistais à la répétition depuis l’auditorium, mon esprit vagabonda.
Qui était ce mystérieux Seth ? Pour quelle raison arrivait-il au milieu de l’année ? Et, plus important, que faisait-il à mon inconscient ?
— Eva, quand tu veux…
Je redescendis sur terre ou plutôt dans le théâtre. M. Kidd… J’abusais de sa patience.
— Oups, désolée, M. Kidd.
— Merci de te joindre à nous… La scène de la folie ?
Il m’avait choisie pour le rôle de la « petite amie » d’Hamlet : Ophélie, un des personnages qui devient complètement fou dans la pièce. Je ne savais pas trop comment le prendre, mais je faisais de mon mieux pour être à la hauteur. Simuler la folie en public n’était pas une tâche facile. M. Kidd souhaitait que le sentiment d’abandon ressorte. Par contre, il y avait quelque chose dans la folie d’Ophélie qui me parlait… Son impuissance peut-être ? Elle était coincée dans un monde sur lequel elle n’avait aucun contrôle – une impression à laquelle je pouvais m’identifier aisément.
Je m’efforçai d’oublier le regard des autres sur moi. Une vraie mortification. Ce mot me frappa soudain. Peut-être en avais-je justement besoin pour régler mes problèmes relationnels ? Parce qu’il n’y avait rien de sympa ou d’attrayant à jouer la folie sur scène. Si je me montrais assez convaincante, les garçons me laisseraient enfin tranquille et les filles recommenceraient à me parler !
Je décidai que ma folie serait spectaculaire.
Et le plus gratifiant ? M. Kidd fut assez content de mes efforts.
— Bien, Eva. Tu commences vraiment à habiter le rôle. OK tout le monde ! Répétition technique cet après-midi à 16 h 30. Ne soyez pas en retard !
Nous nous attroupâmes à l’extérieur du théâtre, aveuglés par le soleil.
Will (Hamlet) me rattrapa alors que je me rendais en histoire de l’art.
— Euh… Eva ! Ça te dirait de refaire une de nos scènes avant demain ?
Mon cœur flancha.
— Laquelle ? m’enquis-je en sachant très bien la réponse.
— Hum… Acte III, scène 1, répondit-il en se rongeant un ongle.
Quelle surprise ! La scène du couvent… celle où il me serre un peu plus fort et plus longtemps chaque fois qu’on la répète. Preuve que mes efforts en matière de folie n’avaient pas encore eu d’effet sur lui. Il faudrait que je retravaille cela ou que j’abandonne le théâtre. Je soupirai.
Il attendait une réponse.
— Désolée, Will. Je n’ai pas le temps. Je répète avec le groupe… et je dois avancer sur mon devoir pour Mme Franklin. Ne t’inquiète pas : on n’est pas mal.
Et je filai sans demander mon reste.
J’arrivai un peu en retard en histoire de l’art. La salle était sombre et Mme Lofts avait commencé sa présentation de Cézanne. Je me trouvai vite une place en espérant ne pas avoir raté grand-chose. Ses tableaux m’apaisaient étrangement. Bien qu’il ait choisi des sujets éphémères – femmes, fruits, arbres –, Cézanne parvenait à leur donner une apparence intemporelle. Ils demeuraient fixés à jamais, ancrés, immuables. Si seulement, la vie ressemblait à cela. La mienne en particulier. Ni rien ni personne ne demeurait à sa place très longtemps. Je pris une profonde inspiration, désirant que le monde ordonné de Cézanne imprègne le mien.
— Lumière, s’il te plaît, Elias.
La voix de Mme Lofts interrompit mes méditations. Quand je regardai autour de moi, je découvris mon voisin de table. Il se tourna au même moment et nos regards se croisèrent.
Il déglutit. Une expression de… quoi ? de douleur ? de choc ? passa sur son visage. Stupéfaite, je baissai la tête. Ma réputation ici était-elle si mauvaise qu’il la connaissait déjà ?
Puis je me rappelai Ruby. Évidemment ! Elle le chaperonnait. Que lui avait-elle raconté ? Je pensais que le fiasco « Omar » était loin derrière nous désormais !
Je me penchai en avant sur les coudes et laissai tomber mes cheveux de chaque côté de mon visage pendant le reste de la leçon, si bien que je ne l’entraperçus pas de l’heure. Seulement, sa présence me brûlait. Qu’est-ce qui m’arrivait ? Cela n’était pas rationnel. Ophélie me contaminait-elle ? Peut-être devais-je cesser d’habiter le rôle ? Peut-être devenais-je complètement folle ? Jamais un cours de quarante minutes ne me parut aussi long que celui-ci. Quand la cloche sonna enfin, je ne regardai ni à gauche ni à droite, je fonçai jusqu’à la porte. Dans la cour, je m’adossai à un mur pour reprendre mon équilibre. Quand Rob apparut, j’étais redevenue normale.
Le cours de maths se passa bien. Seth n’y assistait pas. Je pus apprécier mes équations différentielles. Puis, durant la courte pause avant la répétition, je courus dans ma chambre me changer. Quand j’en sortis, Ruby fermait sa porte.
— Hé, Eva !
— Euh… Salut !
— Tu vas répéter ?
— Ouaip.
— À plus tard !
Ruby me parlait ? Waouh ! Elle ne m’avait pas adressé un mot depuis des mois. Tant mieux. C’est mauvais pour le karma quand on vous évite tout le temps.
Je me rendis au théâtre. Lors d’une répétition technique, on vérifie les entrées, les sorties, la lumière, le son, les costumes. Pendant que M. Kidd s’occupait de la lumière, j’eus assez de temps pour réfléchir à ce qui me contrariait. Et je l’utilisai de manière constructive. D’abord, je m’assurai que je connaissais mon texte. C’était la priorité numéro un. Ensuite, je relus mon devoir de bio pour le lendemain (oui, j’avais menti à Will). Rien à redire. Je pouvais le rendre. J’examinai maintenant la scène : ils en étaient à la mise au point du tableau du fantôme. On n’aurait pas besoin de moi tout de suite. Je fouillai donc dans mon sac. Les équations différentielles stochastiques à résoudre pouvaient attendre la semaine d’après. Ce qui me laissait encore un peu de temps pour me concentrer sur des soucis plus pressants tels que : pourquoi recommençais-je à penser à ce garçon bizarre ? Je n’avais vraiment pas besoin de distractions ! Je devais me le sortir de l’esprit, ce qui n’allait pas être facile, facile. Nous avions au moins deux cours en commun. Et s’il faisait lui aussi physique et chimie ?