SECRETS
Londinium, 152 apr. J.-C.
Huit jours difficiles s’étaient écoulés depuis sa rencontre avec Livia. Durant cette semaine, Seth avait enduré cinq visites conjugales de la part de Flavia, trente-deux heures d’entraînement exténuant, sept saignées. Là, assis sur le bord de son lit, il serrait des dents pendant que Tychon lui changeait son pansement, et il tentait de réprimer son agitation excessive.
Alors que le médecin lui immobilisait lentement l’épaule, Seth lui demanda soudain de reconsidérer la question.
— Tychon, il m’est impossible de m’entraîner correctement avec un seul bras. Et je suis obligé de demander l’aide des femmes de la maison à la moindre occasion. Il faut me libérer !
Il ne mentionna pas qu’un bras en écharpe gênait fortement son déguisement de citoyen romain, tenue qu’il avait l’intention de réutiliser moins d’une demi-heure plus tard. Il n’ajouta pas non plus que sa capacité à fuir Londinium et son rôle de protecteur de Livia seraient dangereusement compromis par un tel handicap.
Tychon secoua la tête, l’air grave.
— Patience, Sethos ! Les déchirures musculaires et la peau guérissent, mais l’os met plus de temps. Si je n’immobilise pas ton épaule, tu ne te resserviras jamais plus de ce bras. En as-tu conscience ? Tu ne seras plus utile à rien !
Tychon ne lui avait jamais parlé avec une telle franchise.
Seth déglutit et n’insista pas. Il préféra se consacrer à des pensées plus heureuses : les lettres de Livia. Il en avait reçu deux. Rédigées en grec. Seth sourit. Les Romaines n’apprenaient pas le grec en règle générale mais il se rappela que Livia n’était pas née à Rome. Une chance, car il ne lisait ni n’écrivait le latin.
Il avait brûlé les deux lettres sans attendre, ce qui avait été difficile : détruire son seul lien avec elle tenait du sacrilège, mais garder ses missives aurait été trop dangereux. Pour toutes les personnes impliquées. Peu importait car il avait mémorisé chaque mot. Il se récita celle qu’il avait reçue la veille :
Mon cher amour,
Le pré derrière le temple d’Apollon.
Au crépuscule demain ;
J’ai hâte de te voir.
À toi pour toujours,
L
Elle serait chaperonnée, bien entendu, par la cousine de Vibia, Sabina, et accompagnée de deux gardes qui se posteraient à l’extérieur du temple pendant que Livia « prierait ». Avec l’aide de Sabina, Livia sortirait en toute discrétion et le rejoindrait. Son estomac se noua. Il n’avait pas confiance en ce plan : elle courait un trop grand danger, mais elle était sûre d’elle car elle connaissait les lieux par cœur.
Il était tellement plongé dans ses pensées qu’il remarqua à peine quand le médecin sortit et que Vibia entra avec de l’eau et une tunique propre en laine grise et fine.
En vitesse, elle l’aida à se raser et se changer. Elle repartait en cuisine avec la bassine d’eau quand Flavia déboula en trombe.
— Madame…, commença Vibia.
— Merci, Vibia, tu peux nous quitter.
Seth craignit le pire. Flavia ne devait-elle pas rendre visite à sa sœur ? Pourquoi n’était-elle pas encore partie ?
— Seth, mon doux, mon tendre Seth…, lui chuchota-t-elle avant de l’embrasser sur la bouche.
Il essaya de ne pas s’étrangler. Flavia avait volé les mots que Livia avait utilisés au forum. N’en avait-elle pas eu assez ? Il s’était lavé, changé avant sa rencontre avec la jeune fille qu’il aimait et voilà que cette femme revenait le souiller.
Écœuré par la honte et le dégoût, il repoussa Flavia et s’adossa au mur, pantelant.
— Que se passe-t-il, Sethos ? Tu es malade ?
Il hocha la tête en silence, un bras sur les yeux. Puis il glissa vers le sol et se mit le crâne dans les mains.
— Vibia ! s’écria Flavia. Envoie chercher le médecin !
La cuisinière entra et aperçut Seth par terre.
— Bien sûr, madame, commença-t-elle. Hum… Le maître vient de rentrer et demande si vous êtes prête.
— Prête ?
— Vous vous rendez chez votre sœur.
Flavia resta bouche bée. Son obsession pour son nouvel amant la rendait négligente. Elle sortit d’un pas pressé.
Vibia toisa Seth.
— Tu as encore besoin du médecin ?
Il secoua lentement la tête.
Dès que Flavia et Domitus furent partis, Vibia l’aida à enfiler sa cape.
— Pas besoin de toge aujourd’hui. Il fait déjà sombre. Allez, vite !
Seth se faufila dans le jardin puis hors de la villa. Il connaissait le chemin du temple d’Apollon. Tête baissée, il évita de croiser le moindre regard. Dès qu’il le put, il s’engagea dans les ruelles moins peuplées.
Quinze minutes plus tard, il longeait le temple et se glissait entre les arbres jusqu’à la clairière. Vibia avait peaufiné le plan et suggéré un rendez-vous sous un immense chêne, côté forêt. Ils seraient bien cachés là. Adossé à l’arbre, Seth pria les dieux dans lesquels il ne croyait plus pour que Livia réussisse.
Elle arriva en courant entre les arbres. Il se précipita pour l’accueillir et, hors d’haleine, ils tombèrent dans les bras l’un de l’autre.
— Livia, grogna-t-il, la tête enfouie dans ses cheveux parfumés. Ma Livia.
Elle glissa les bras sous sa cape et lui enserra la taille, les yeux fermés, humant son odeur.
— Oh ! Sethos, comme tu m’as manqué… Nous n’avons que quelques minutes avant…
Il l’interrompit par un baiser. Les jours de désir et de manque, de peur et de frustration se transformèrent en un simple instant de bonheur. Il caressa son long cou gracile, son dos. Il voulait connaître tous les détails de son corps, baiser chaque parcelle de sa peau. Il l’embrassa dans le cou, s’arrêta quand ses lèvres effleurèrent la broderie de sa tunique en soie. Il détesta ce tissu qui se mettait entre eux. Il l’allongea doucement sur le sol, défit sa cape et l’étendit sous eux. Puis il la prit dans ses bras et la couvrit de baisers. Il fixa longuement ses yeux magnifiques, les mémorisa afin de s’en nourrir en attendant leur prochain rendez-vous volé.
— Sethos, murmura-t-elle quand ils reprirent un instant leur souffle. Je dois te dire : Cassius a prévu de se rendre à Carborundum dans deux jours pour son travail. Il emmènera la plupart de ses gardes avec lui.
— Nous partirons à ce moment-là. Je trouverai un moyen de retourner à la caserne pour récupérer mon argent. J’ai aussi plusieurs bijoux pour soudoyer…
— Sethos, je ne peux pas te demander un tel sacrifice. Ce sera trop dangereux. Mieux vaut que je parte seule. J’ai des possibilités que tu n’as pas. Si on nous surprend, tu seras fouetté et exécuté. Je refuse que tu risques ta vie pour moi.
— Livia. Tu es ma vie ! Sans toi, cela ne me sert à rien de continuer. Je ne veux pas.
— Réfléchis, Sethos. Tu seras libre dans un an ou deux. Tu as des économies qui te permettront de retourner à Corinthe, d’acheter des terres, de bien vivre. Je ne veux pas ruiner ton avenir.
— Tu es mon présent et mon avenir, Livia. Je t’en prie, ne perdons pas notre temps à nous disputer. Dès que tu sauras exactement la date du départ de Cassius, envoie-moi un mot par Sabina. Nous nous rencontrerons à la tombée de la nuit, près du port. Nous monterons à bord d’un navire marchand à destination du nord. C’est notre meilleure chance. Je me renseigne…
— Sabina a un bon réseau d’amis autour du port… Sethos…
— Que se passe-t-il ? Que vois-tu ?
— Le signal de Sabina… je dois y aller.
Livia lui prit le visage entre les mains et l’embrassa une dernière fois.
— Je t’aime. Prends soin de toi. Au revoir.
Il la regarda rentrer dans le temple et attendit que son groupe s’éloigne. Puis il se mit en route.
Il devrait à nouveau faire face à Flavia ce soir-là, mais il se sentait tellement ravi que rien ne gâcherait son enthousiasme. La familia devait revenir dans un ou deux jours. Il fallait donc qu’il déterre sa boîte aux trésors. La caserne serait sûrement déserte à cette heure-ci. Et s’il y faisait un saut sur le chemin du retour ? Cela ne lui prendrait pas de temps.
Ensuite, tout serait en place pour leur évasion. Dans deux petits jours, Livia et lui seraient réunis.