ÉPIPHANIE
Sainte-Magdalen, novembre 2012 apr. J.-C.
J’attendais, assise au bord de mon lit d’hôpital. Le médecin m’avait officiellement congédiée dix minutes plus tôt et je mourais d’envie de quitter cet endroit. Après un milliard de tests sanguins, d’électrocardiogrammes, d’IRM, de scanners, j’en avais plus qu’assez. Mais ils ne voulaient pas me lâcher. Il fallait que quelqu’un vienne me chercher.
Et ce quelqu’un s’appelait Rose Marley, l’infirmière en chef de Sainte-Magdalen. Elle m’avait rendu visite deux ou trois fois et je la trouvais bien. Très bien, en fait.
Une semaine plus tôt, quand je lui avais affirmé que je préférais retourner en cours que rentrer chez moi, elle m’avait lancé un regard perplexe mais ne m’avait posé aucune question embarrassante. Mon air suppliant avait dû lui donner la mesure de mon désespoir, bien qu’elle ne m’en parlât jamais.
Elle s’était même chargée d’annoncer la nouvelle à ma mère :
— Bonjour ! Vous devez être Mme Koretsky ! Ravie de vous rencontrer.
— En fait, non. Je m’appelle Brewer… Jane Brewer. Je me suis remariée.
Rose Marley regarda discrètement tandis qu’elle s’excusait pour son erreur.
— Oh ! Je suis désolée, madame Brewer. Cela a dû m’échapper dans le dossier de votre fille.
Parce qu’il n’y avait pas de détails sur elle. En effet, j’en avais dit le moins possible sur ma famille.
— Vous devez être tellement soulagée qu’Eva aille mieux ! continua-t-elle d’un air absent.
— Oui, c’est un grand soulagement, répondit ma mère.
— Tout le monde s’en réjouit aussi à Sainte-Magdalen. Nous étions tellement inquiets. Une jeune fille extraordinairement douée comme elle…
Ma mère semblait mal à l’aise. Elle était loin de considérer mes talents « extraordinaires » comme un don.
— Eh bien… Euh… Oui…
— En vérité, le directeur s’inquiète tellement pour sa santé qu’il a suggéré une convalescence de deux semaines dans l’aile médicale du lycée avec moi, après sa sortie de l’hôpital. Ainsi, au moindre signe de rechute, nous pourrons agir rapidement : nous ne sommes après tout qu’à dix minutes de l’hôpital qui, comme vous l’aurez probablement remarqué, a la meilleure unité d’hématologie du pays. N’avons-nous pas de la chance d’être aussi bien placés ?
Je lançai un regard surpris à Rose Marley. Cela dépassait ses obligations. L’aile médicale ? Pourquoi devrais-je rester là-bas ? Était-ce simplement une ruse pour me débarrasser de ma mère ? Sûrement. Excellente stratégie en tout cas. Après ce petit discours, cela m’aurait étonnée que ma mère insistât pour me ramener avec elle à York. Elle risquait de mettre ma vie en danger !
Si j’avais cru une minute que ma mère avait sincèrement envie de prendre soin de moi à York, je me serais sentie un peu coupable. Seulement, je ne lus que du soulagement sur son visage. Elle était reconnaissante à cent pour cent à Rose de me prendre sous sa responsabilité. Comme moi : pas de Colin, pas de Ted. Je retournais au lycée. Après cette belle petite victoire, mon respect pour Rose Marley fut immense.
Et là, tandis que j’attendais sur mon lit d’hôpital le moment rêvé de mon évasion, j’entendis un bruit salvateur : Rose Marley discutait avec des infirmières au bout du couloir. Je m’emparai de mon petit sac de voyage et allai à sa rencontre.
Je n’avais pas fait dix pas que je dus m’appuyer contre le mur. J’avais déjà le tournis ! Je glissai jusqu’au sol et posai la tête entre mes genoux. Ce n’était pas bon signe… J’espérais que les infirmières étaient trop accaparées par leur conversation pour me remarquer.
Pas de chance. Je ne m’étais pas encore relevée que je sentis des bras puissants me redresser et m’installer dans un fauteuil roulant. Le plus agaçant ? J’avais trop envie de vomir pour m’y opposer.
Rose Marley savait-elle depuis le début que je n’étais pas aussi en forme que je le croyais ? Parce qu’elle agissait comme s’il était tout à fait normal d’être une femmelette. Pendant deux semaines, je ne fus bonne à rien. Elle m’aidait à prendre ma douche, à manger car j’étais trop épuisée pour tenir une fourchette.
Ce séjour à l’infirmerie fut étonnamment reposant. Peut-être était-ce dû à son calme, à moins que ce fût l’endroit en lui-même… la couleur des murs, un joli bleu ciel à la fois familier et réconfortant. J’étais peut-être contente que ma chambre ne rappelle pas trop l’hôpital. OK. Il y avait une sonnette d’urgence au mur, un pied à perfusion, une table couverte de trucs médicaux, un tensiomètre, une bassine pour vomir, un appareil à oxygène… Elle comptait aussi deux belles reproductions de Dufy au-dessus du lit, une grande fenêtre qui donnait sur la cour, un bureau, un ordinateur portable et le wi-fi. De quoi une fille avait-elle besoin de plus ?
Je gagnais des forces de jour en jour. La deuxième semaine, j’allais en cours le matin ; la troisième, j’ajoutai deux après-midi. La fatigue m’empêchait de me concentrer, ce qui me frustrait beaucoup. Par conséquent, mon travail en pâtissait, mais Rose me conseilla d’ajouter la patience à ma liste de qualifications.
— Pfff ! lui répondis-je.
À vrai dire, j’étais contente de côtoyer une personne qui me traitait comme quelqu’un de normal, parce que en cours tout le monde agissait comme si j’étais un élément chimique instable, à la limite de la combustion spontanée. Les profs ne cessaient de me répéter : « Ça va ? », « Tu n’es pas obligée de faire cet exercice, Eva », « Laissez-la respirer, vous autres ! », « Bien travaillé, c’était génial ! »… Les élèves me proposaient de porter mon plateau à midi, mon sac. Dans un sens, c’était touchant. Mais je détestais être au centre de l’attention. Quel ne fut pas mon soulagement le jour où je repris les cours normalement et les gens commencèrent à oublier ma petite expérience de mort imminente.
À la fin de cette troisième semaine, je quittai l’infirmerie de l’école et réintégrai ma chambre. J’étais plus ou moins prête à reprendre la routine scolaire : leçons, TP, répétitions avec le groupe de musique et même la troupe de théâtre. M. Kidd avait recruté une doublure mais il sembla content de me réengager – incroyable !
Ainsi la vie reprit son cours, comme avant.
Enfin, pas tout à fait.
Ce séjour à l’hôpital m’avait beaucoup secouée, ce que je n’avais confié à personne. Quelque chose en moi avait changé…
Et aujourd’hui, soit cinq semaines plus tard, je me sentais encore faible et fatiguée. Rose avait raison : je devais me montrer patiente. Mais promis : dès que mon énergie serait revenue, je commencerais des recherches sur ce foutu virus.