DRAME
Sainte-Magdalen, 2013 apr. J.-C.
Je me tenais dans les coulisses du théâtre où je me frottais les yeux avec frénésie. Je venais de terminer ma scène de la folie et, pour une raison que j’ignorais, elle m’avait vraiment émue. Pour la première fois, je compatissais à la souffrance d’Ophélie et son sentiment de perte : son père avait été tué, Hamlet – le garçon qu’elle aimait mais qu’on lui interdisait de voir (pourquoi cela me paraissait-il aussi familier ?) – lui tournait le dos. Tout au long de la scène, j’observai le visage de Seth et soudain, l’idée qu’il me rejette me donna envie de hurler. À cet instant, la vérité s’abattit sur moi : mes sentiments pour lui dépassaient la simple toquade. Le désespoir de ma situation eut des conséquences sur scène. Quand je dus m’effondrer devant tout le monde, je ne jouais plus. Voilà pourquoi je pleurais encore en coulisses. Dès que Will me rejoindrait, je devrais rester immobile tel un cadavre sur une tombe, pour la scène des funérailles. Très réaliste, un corps qui pleure à chaudes larmes !
Je reniflai et sentis soudain le souffle d’Astrid à côté de moi. Elle me donna un grand coup de coude dans les côtes et me tendis une liasse de mouchoirs en papier. Je lui décochai un sourire minable, me tamponnai le visage et repris le contrôle. Il me restait une ou deux minutes : Will déclamait encore le grand monologue d’Hamlet… et se souvenait de son texte, Dieu merci.
Je pris une profonde inspiration. Je pouvais y arriver.
Soudain, j’entendis le signal. Je passai une main sur les yeux, essuyai deux larmes égarées et inspirai longuement.
La lumière bleue s’alluma ; Louis et Harry me transportèrent avec une certaine compétence vers la table (la tombe), où j’avais ordre de demeurer immobile jusqu’à la fin de la scène.
Il s’agissait peut-être là de la partie la plus difficile pour moi. En plus de résister à l’envie de gigoter, de souffler, de me gratter en des milliers d’endroits sur tout le corps, je devais afficher un désespoir absolu.
Je maîtrisais plus ou moins la situation au moment où la marche funèbre commença. Harry (alias Laërte, mon frère) commençait sa harangue sur le chagrin quand je perçus des grognements et une bousculade au niveau des premiers rangs. Quelqu’un serait-il tombé ? Il me fallut énormément de retenue pour ne pas bouger. Comme je ne pouvais ouvrir les yeux, je n’entendis qu’un murmure général, une porte qui claqua, puis une sorte de silence. Quelques instants plus tard, Harry débita le reste de son texte sans la moindre émotion, ce qui, je dois l’admettre, rendit ma mort un peu moins tragique. Tant pis, je devais peut-être le remercier de s’être ressaisi et de ne pas avoir oublié une seule ligne. Contrairement à sa prestation de la veille.
Quand je fus enfin ramenée en coulisses, Astrid me coinça dans un recoin.
— À quoi ça rime, Eva ?
— Oh, je crois qu’il a été troublé. Il se débrouillera mieux demain, chuchotai-je.
— Cela m’étonnerait qu’il revienne demain !
— Arrête ! Il n’était pas si mauvais. Il a juste loupé deux répliques et bégayé un peu lors du monologue…
— Eva ! Je ne te parle pas d’Harry, mais de Seth Leontis ! Il s’est montré vraiment bizarre et même effrayant. La vitesse à laquelle il a quitté la salle…
— Seth ? balbutiai-je.
— En personne.
— Que s’est-il passé, Astrid ?
— Ne me dis pas que tu avais vraiment les yeux fermés pendant toute cette scène ?
— Euh… Si. Je suis censée être morte, je te rappelle.
— Exact. Bon, OK. Dès que les lumières se sont allumées et que nous avons chanté l’hymne funèbre, Seth s’est levé puis il s’est avancé vers nous, comme s’il allait sauter sur la scène et t’enlever. Ruby a essayé de l’en empêcher mais il l’a repoussée. Deux types sont intervenus et l’ont traîné dehors.
— Mon Dieu…
— Ruby l’a poursuivi et, pour l’instant, aucun des deux n’est revenu. Je pense qu’ils sont partis. Maintenant, tu veux bien me dire ce qu’il se passe ?
Je n’en avais aucune idée, moi. J’étais perdue et étrangement angoissée. Je devais encore rester une demi-heure en coulisses avant le rappel de rideau et là, au lieu de me sentir plus calme, j’étais carrément sur les nerfs. Qui plus était, tout le monde me regardait de travers et me demandait : « Qu’est-ce qu’il y a entre Seth et toi ? » Pour seule réponse, je secouais la tête et haussais les épaules.
Ensuite, après le dernier lever de rideau, Will (Hamlet) se précipita sur moi.
— Comme ça, il y a quelque chose entre vous deux ?
— De quoi tu parles, Will ?
— Seth et toi ? Vous êtes ensemble ?
— Arrête, tu veux ? m’emportai-je avant de me rendre dans la loge des filles.
Dès que je me fus changée et démaquillée, je me dirigeai vers la sortie, mais M. Kidd en avait décidé autrement.
— Tout le monde dans l’auditorium… Vite fait, bien fait !
Merde.
Je m’y rendis en traînant les pieds et m’assis.
— Superbe première, les enfants ! Le public a adoré… en partie, ironisa-t-il en louchant dans ma direction.
Je grinçai des dents.
— Et brillante amélioration, Harry, ajouta-t-il. J’espère que demain soir, tu ne devras combattre qu’Hamlet dans la scène du tombeau…
Deuxième pique.
— OK. Sérieusement. Je vous souhaite de passer une très bonne nuit de sommeil. Briefing demain à 16 h 30. J’aimerais répéter une ou deux scènes avant la représentation.
Je me levai afin de filer en douce.
— Eva, tu peux attendre une seconde ?
Aïe aïe aïe.
Tous s’en allèrent, Will plus lentement que les autres. Soit il espérait écouter, soit il comptait me torturer davantage.
— À demain, Will ! s’exclama M. Kidd en le chassant. Bien, à nous deux, Eva. Je voulais simplement te féliciter. Belle performance, ce soir ! Tu étais convaincante au point de nous donner des frissons dans la scène de la folie.
— Merci, marmonnai-je, prête à partir.
Mais il n’en avait pas terminé. Je me mordis la lèvre.
— Hum… Y aurait-il quelque chose dont tu voudrais me parler ? Une difficulté de quelque ordre que ce soit ?
Hé ! Que sous-entendait-il ? L’agacement fit trembler ma mâchoire.
— Bien sûr que non ! Tout va très bien ! Je ne sais pas ce qu’il s’est passé tout à l’heure, mais cet incident n’a rien à voir avec moi. Bon, si vous n’y voyez pas d’inconvénient… je suis vraiment fatiguée.
Il comprit et s’écarta pour me laisser la voie libre.
— 16 h 30 demain ! me lança-t-il en se grattant la tête.
— J’y serai !
Je sprintai jusqu’à ma chambre, déterminée à ne parler à personne d’autre ce soir.
C’est cela : comme si j’avais le moindre contrôle sur ma destinée. Devinez qui m’attendait devant ma porte, les bras croisés sur la poitrine, tel un démon venu des enfers ?
— Ruby !
— Qu’est-ce que tu lui as fait ? cracha-t-elle, l’air menaçant.
— À qui ?
— Je suis désolée, je me suis mal fait comprendre…
— À quel propos ?
Comme si je ne devinais pas !
— Seth Leontis.
— Ruby ! J’aurais fait quoi ? Je l’ai à peine regardé depuis notre petite discussion.
— Je sais de quoi tu es capable, Eva ! Espèce de… Espèce de salope ! Ne t’approche pas de lui. Je ne veux plus qu’il te regarde, qu’il te croise… qu’il s’approche de toi. Pigé ? Seth Leontis est à moi !
— Et s’il avait un autre plan en tête ?
Pourquoi avais-je dit cela ?
— Si tu ne t’éloignes pas de lui, crois-moi, ta vie ne vaudra pas la peine d’être vécue…
Hummm. J’aurais été prévenue.
Je m’affalai sur mon lit en m’efforçant de ne pas penser à l’inévitable : l’heure était venue de s’en aller. J’ignorais totalement ce qui était arrivé ce soir, mais quoi que cela fût, il était clair que ma vie avait de nouveau déraillé. Seulement, cette fois-ci toute mon existence se trouvait en jeu. J’adorais Sainte-Mag. Le campus. Le travail. Ma poignée d’alliés. Toutes les choses qui m’intéressaient, les chances que je n’aurais nulle part ailleurs.
Et puis Seth. Une petite voix dans ma tête me disait que j’avais besoin de lui autant que je désirais tout le reste.
Si je quittais Sainte-Mag maintenant, je perdrais absolument tout.
Et si je restais ? Une chose était sûre : jamais je n’aurais Seth. Je ne pouvais absolument rien envisager avec lui. Je pris une profonde inspiration, mordis très fort ma lèvre tremblotante. Je me lavai le visage, me brossai les dents et tentai de repousser cette oppressante impression de perte.