RÊVES SOMBRES
Londres, 2012 apr. J.-C.
Encore courir… Poussée par la peur… Quelque chose de terrible derrière moi me pourchassait dans le noir… Et pourtant, au loin, je distinguais un halo lumineux… vif… éblouissant… il m’attirait… en avant… L’obscurité aspirait… tourbillonnait… gagnait du terrain… engloutissait l’air… Des doigts sombres se tendaient vers moi, m’atteignaient… Des bras m’agrippaient, m’attachaient… impossible de m’échapper… Non !
J’essayai de hurler.
Pas de bruit. Ma gorge me faisait mal. Il y avait quelque chose dans ma bouche. Je voulus la toucher. Ma main me parut lourde, ma peau tirait. J’étais retenue par les bras. J’ouvris les yeux.
Je me trouvais sur un lit d’hôpital. Des moniteurs bipaient, des tuyaux couraient dans tous les sens jusqu’à ma main, ma bouche, mon nez… j’aperçus des médecins et des infirmières… mais… mais quelqu’un manquait. Je scrutai la pièce avec frénésie, cherchant à me souvenir d’un visage… Je fouillai ma tête entre deux élancements mais une seule émotion revenait en boucle : la terreur. Mon cœur tapait sous ma poitrine meurtrie, chaque souffle me coûtait.
— Eh bien, on n’est pas passés loin ! commenta un médecin, les sourcils froncés.
Il me regardait bizarrement. Puis il me prit la tension, la température, écrivit quelques trucs, murmura à d’autres blouses blanches qui s’affairaient autour de mon lit.
Je fermai les yeux sans rien comprendre… Trop d’efforts. Je me laissai donc aller. Oubli. Félicité.
Quand je rouvris les yeux, la plupart des tuyaux avaient disparu. Il ne restait qu’un léger bip cadencé provenant du moniteur à mes côtés. Paisible. Quelqu’un se pencha sur moi.
— Bonjour, Eva !
Je clignai des yeux.
— Je suis le Dr Falana. Sais-tu où tu es ?
Je regardai autour de moi : des lits, des moniteurs, des rideaux verts, des infirmières. Pas besoin d’être Einstein pour comprendre.
— À l’hôpital ?
Cette voix rauque m’appartenait ?
— Exact ! Très bien, Eva. Tu es au Guy’s Hospital. Comment te sens-tu ce matin ?
Je réfléchis une seconde à sa question. Comment me sentais-je ?
Mes atroces maux de tête avaient disparu. Comme mes nausées. Lentement, je remuai les jambes. L’horrible douleur s’était calmée. J’avais l’impression qu’on m’avait râpé le fond de la gorge et qu’un bus avait reculé sur moi, mais à part ça…
— Super ! m’exclamai-je en me redressant.
OK. Encore un peu dans les vapes mais je pouvais gérer.
Il secoua la tête.
— Je suis hématologue depuis plus de quinze ans et je n’ai jamais assisté à une détérioration comme la tienne, et encore moins à un tel rétablissement.
Rétablissement. Voilà un mot qui me plaisait.
— Je vais bien alors ?
— Voyons… ton état s’est beaucoup amélioré…
— Bon, j’ai quoi ? Une espèce de grippe ?
— Hum… On pourrait dire cela.
Il lança un coup d’œil gêné à la porte, comme s’il se prévoyait une sortie rapide.
— Alors ? C’est la grippe ?
Il évitait de croiser mon regard. Ma gorge se serra.
— Vous me cachez quelque chose ?
Il s’éclaircit la voix. Je m’attendis au pire.
— Écoute… pour être honnête avec toi, Eva, nous… euh… n’en avons aucune idée.
— Vous plaisantez ?
Il serra les dents, sur la défensive.
— Tes symptômes indiquent une infection bactérienne ou virale très virulente, mais les résultats sanguins étaient tellement… anormaux… que nous n’avons pas pu utiliser les données.
— Des résultats anormaux ? C’est le jargon médical pour dire « foirés par votre labo » ?
Il eut un regard évasif. J’avais raison !
— Une enquête approfondie a lieu en ce moment même au laboratoire. Pour leur défense, je dirais que nous ne leur avons jamais fourni des données aussi contradictoires auparavant. Et dans ton cas, des analyses cohérentes et logiques nous auraient été très utiles.
— Qu’est-ce que vous me dites ? Votre labo a merdé et vous ignorez de quoi je suis malade ?
— Euh, non, il faut voir le côté positif. Tes analyses sanguines les plus récentes indiquent une absence totale d’infection.
— Et c’est une bonne nouvelle ?
— Excellente ! Même si hier soir…
— Quoi, hier soir ?
Il se mâchonna la lèvre, fixa ses pieds.
— Alors, hier soir ?
— Eh bien… Tu as souffert d’une défaillance de plusieurs organes… En fait… Nous…
Bon, il allait la finir sa phrase ?
— En fait, tu…
— Quoi ?
— Nous… pendant un moment… nous avons cru que nous t’avions perdue…
Abasourdie, je déglutis à plusieurs reprises.
Il s’avança d’un pas, me souleva doucement les paupières et examina mes pupilles avec une lampe.
— Tes parents…
— Quoi, mes parents ?
— Ils attendent dans le couloir.
Non !
— Ta mère nous a assuré que tes vaccins étaient à jour, que tu n’avais pas été exposée à des maladies tropicales étranges…
J’écarquillai les yeux : des maladies tropicales étranges ?
En vérité, j’avais été exposée à quelque chose de très étrange : dans le laboratoire de biologie de l’école. Tout me revint avec précision : les fils bizarres qui se multipliaient, le tube à essais renversé, un professeur en virologie…
— Et si c’était la faute d’un virus ? coassai-je.
— Quoi que tu aies… aies eu, je ne vois pas comment un virus pourrait être impliqué. Tu n’as pas un taux d’anticorps élevé dans le sang. Un virus aussi puissant aurait eu de graves conséquences. Même si tu as été sévèrement affaiblie par cet épisode, tes organes semblent fonctionner normalement. Cela n’a juste aucun sens.
Pendant que le Dr Falana examinait mes résultats, je réfléchis à toute allure. Cela n’avait peut-être aucun sens mais je ne pouvais ignorer la coïncidence.
À quoi avais-je donc été exposée ? Et si ce n’était pas un virus, qu’était-ce ? Le professeur Ambrose savait-il à quel point son échantillon était dangereux ? Et dans ce cas, pourquoi ne m’avait-il pas mise en garde ? Ce déferlement de questions fut interrompu par une voix familière.
— Eva ! Comment te sens-tu ?
— Maman ?
Soudain, elle fut à côté de mon lit. On lui aurait donné vingt ans de plus.
— Nous étions si inquiets !
Elle jeta un coup d’œil à la porte. Colin hésitait sur le seuil, clairement mal à l’aise.
Waouh ! La situation devait être vraiment critique pour que Colin descende.
— Ted est venu ? demandai-je avec prudence.
— Non… Non. Il est resté à la maison pour euh… « garder le fort ».
Je me rendis soudain compte que j’ignorais depuis combien de temps j’étais hospitalisée.
— Vous êtes arrivés quand ?
— Écoute… l’école nous a téléphoné hier après-midi pour nous annoncer que tu étais à l’hôpital et le temps de venir, j’ai cru qu’il était… trop tard. Cela a été tellement soudain et ils ne savent pas ce que tu as eu ! Mais Dieu merci, tu vas mieux, conclut-elle en me tapotant le bras avec maladresse.
Pensive, je hochai la tête.
— Je suis malade depuis… hier seulement ?
— Un virus de douze heures, je suppose.
Elle me regardait avec une chaleur inattendue.
— Nous te ramenons à la maison pour que tu récupères.
À la maison ? Avec Colin et Ted ? Pas question !
— Sincèrement, maman, je vais bien. Et puis j’ai des tonnes de travail. On va avoir des examens blancs…
Elle secoua la tête en souriant.
— Je ne te comprends pas, Eva. La plupart des jeunes de ton âge donneraient n’importe quoi pour avoir quelques jours de vacances.
— Tu me connais, maman. Je n’ai jamais été comme les autres, marmonnai-je.
Une infirmière arriva pour vérifier ma tension, ce qui me sauva de toute autre discussion embarrassante sur mon futur immédiat.