SAINTE-MAGDALEN

Londres, 2012 apr. J.-C.

 Bien, Eva. Tes parents ne t’ont pas accompagnée ? Sont-ils contents que tu veuilles t’inscrire ici ?

— Eh bien… euh…

Mon entretien ne se déroulait pas au mieux. La tonne de tests ne m’avait posé aucune difficulté mais depuis que j’étais assise en face du directeur de Sainte-Magdalen, M. Crispin, j’avais quasiment tiré un trait sur mon rêve.

Pour commencer, il m’avait demandé quels sujets d’étude m’intéressaient. Cette question ne dissimulait aucun piège. Sauf pour une espèce d’inadaptée sociale comme moi. Au lieu de répondre simplement, je me mis à transpirer car ce point me tenait justement à cœur. Le directeur m’écouta donc en silence pendant que je creusais joyeusement ma propre tombe.

— Je trouve cela incroyable qu’on nous oblige à choisir entre les sciences, les arts et les sciences humaines. Pourquoi devrait-on se contenter d’observer un minuscule coin de l’univers ? Il y a tellement de choses à découvrir ! Si cela ne dépendait que de moi, j’étudierais tout, absolument tout…

Je me calmai, toussai puis repris en espérant qu’il oublierait ce petit débordement.

— Désolée… Eh bien, disons… Mes A-levels comprennent les maths, les maths appliquées, la biologie, la physique, la chimie…

Il me fixa un moment, pinça les lèvres puis rédigea un tas de notes sur un carnet. Mauvais signe… Enfin, histoire de sceller mon sort définitivement, il aborda un sujet plus personnel : mes parents. Et je n’étais absolument pas prête à en parler. C’était plus fort que moi. Je recourus à ma position de repli favorite : regarder par la fenêtre. Cette tactique avait le don d’agacer mes professeurs qui la surnommaient « désengagement ». Je préférais le terme « survie ».

Il patienta. Je ne bronchai pas. Il craqua.

— Je vois. Bon, très bien, passons à la question suivante. Aurais-tu la gentillesse de m’expliquer pourquoi tu as quitté tes précédents établissements… euh… North York High School et… euh… Downley Comprehensive ?

À l’écouter, j’étais partie de mon plein gré, ce qui n’était pas le cas quand on vous expulsait. M’offrait-il une chance de m’expliquer ? Je revins tant bien que mal dans la pièce. Directeur. Sainte-Magdalen. Une école que je voulais vraiment intégrer…

Il continuait de parler :

— Perdre une école peut être considéré comme de la malchance mais en perdre deux ressemble à de la négligence, pas vrai ?

Je m’éclaircis la voix.

— Négligente, mais cohérente, ripostai-je.

Ses yeux bleu vif plissés me fixaient derrière ses demi-lunes. Soudain, un sourire surgit sur son visage osseux.

— Oui, c’est vrai… Ici à Magdalen, nous considérons la cohérence comme une vertu admirable… Nous sommes également intrigués par des capacités extracurriculaires que je qualifierais de… prodigieuses…

Je l’examinai, perplexe.

— Je parlais de tes… compétences en informatique.

— Ah !

Merde, moi qui espérais passer mes activités de hacker sous silence.

— J’aimerais savoir combien de temps il te faut pour aller sur mon compte, Eva Koretsky. Évidemment, nous avons installé un nombre considérable d’obstacles. Je serais curieux de voir si tu réussis à les…

Ce dernier test fut sa manière à lui de me dire que j’avais gagné ma place dans son école.

 

Deux semaines plus tard, je revins à Sainte-Magdalen avec une grosse valise, ma guitare acoustique et l’estomac noué.

Ma mère et Colin avaient accueilli la nouvelle avec des sentiments mélangés. Ils étaient surtout soulagés que quelqu’un les débarrasse de moi. Néanmoins, coutumiers de mes succès passés, ils se disaient qu’ils ne savoureraient pas cette tranquillité bien longtemps. Comment leur en vouloir ? Je ressentais la même chose.

Quasiment tous les élèves de Sainte-Mag se trouvaient là depuis leurs onze ans. Issus des quatre coins du pays, la plupart étaient donc pensionnaires. Comme j’avais dévoré Harry Potter, je m’étais créé une image un peu fantaisiste des pensionnats. Toutefois, je n’arrivais pas non plus la bouche en cœur, rêvant d’amitiés éternelles et d’aventures palpitantes. J’étais bien trop terre à terre.

Voilà pourquoi je fus complètement désarçonnée par Ruby, la fille désignée pour me montrer les lieux. Seize ans aussi. Grande, blonde, svelte, cool. Le contraire de moi : la peau mate, les cheveux brun foncé. Un peu bizarre, elle souriait, riait, parlait avec une telle aisance.

— Là, c’est notre internat, Eva.

Je levai les yeux vers le nom gravé dans la pierre au-dessus de la porte d’entrée.

— Isaac Newton, lus-je.

— Tous les internats portent le nom de penseurs illustres ayant un rapport avec Sainte-Mag.

— Quel est le lien avec Newton ?

— Il aurait donné une conférence ici…

— Mais il vivait au XVIIe siècle !

— Oh, nous en avons des plus anciens que lui ! Omar, un garçon de notre promo, loge dans le Geoffrey Chaucer. Celui-là est encore plus vieux ! Sainte-Magdalen existe depuis… Mon Dieu, je ne sais pas ! Toujours !

Tout en discutant, Ruby me conduisit à l’intérieur, le long d’un couloir étroit, en haut d’un escalier en colimaçon. Elle marchait trop vite pour que je puisse bien regarder les centaines de tableaux qui ornaient les murs. Au bout du couloir, elle s’arrêta brusquement et ouvrit une porte en grand.

— Voici ta chambre.

J’entrai avec précaution.

— Eh ! Je m’attendais à un dortoir !

— Ha, ha ! J’ai fait la même erreur. Non, nous avons notre propre chambre, un bureau, un ordi, une douche. C’est pas génial ?

Elle avait raison : c’était génial. Et sobre. Pas de lit à baldaquin à la Poudlard et tout le tralala. Nous venions de traverser un couloir datant sûrement de plusieurs siècles pour entrer dans des chambres d’une modernité étonnante. Tout en verre et en pin. Nous avions même notre salle d’eau personnelle ! Ruby me montra en vitesse où ranger mes affaires, comment fermer à double tour pour que personne n’entre et comment sortir du bâtiment après le couvre-feu. Des informations essentielles ! Puis elle me conduisit à sa chambre.

— Waouh ! lâchai-je.

Elle avait métamorphosé la pièce. Le lit était caché sous une couverture à motifs mexicains compliqués et une tonne de coussins. Le moindre centimètre de mur était couvert de cartes postales, de photos, de posters… Elle avait aussi ajouté deux grandes lampes chromées et une chaîne hi-fi d’enfer.

— Viens t’asseoir, proposa-t-elle en s’affalant sur le lit.

Je m’assis avec réticence à côté d’elle.

— OK, Eva ! Qu’est-ce qui t’amène à Sainte-Mag ? Je veux tout savoir !

— Euh…, bafouillai-je.

Voilà qui était inattendu.

Ruby patienta.

— Euh… Eh bien…, déglutis-je.

On aurait dit le bureau du directeur.

— J’ai dé… découvert l’école sur Internet, j’ai rempli le formulaire d’admission et… et voilà !

Je haussai les épaules en espérant que cela lui suffirait.

Non. Elle continuait de me regarder, en attendant la suite.

— Quoi ? demandai-je.

Je mourais d’envie de retourner dans ma chambre.

— Allez, Eva !

Je me mordis la lèvre par nervosité et coassai :

— Que veux-tu savoir ?

— Dans quel établissement étais-tu avant ?

— Downley Comprehensive.

— Et…, insista-t-elle en roulant des yeux.

— Et quoi ?

— Pourquoi es-tu partie ?

— Ils m’ont expulsée.

— Expulsée ?

Son air choqué me coupa l’envie de parler. Quelle aurait été sa réaction si elle avait su que j’avais réussi à être virée deux fois !

Elle secoua la tête, s’allongea sur les coussins…

Je ne dis pas un mot.

— Eva ! Comment as-tu fait ton compte ?

— Pfff… C’est une longue histoire.

— J’ai tout mon temps.

Signe de tête négatif.

Dans un soupir, Ruby sauta du lit et fouilla activement dessous. Deux secondes plus tard, elle réapparut avec une boîte en fer-blanc qu’elle ouvrit.

— C’est ma sœur qui les a préparés. Je les offre uniquement aux nouvelles qui parlent par monosyllabes. Tiens, sers-toi.

Je piochai un cookie au chocolat difforme.

— Merci, marmonnai-je.

— Bien… Tu as décidé de ne pas me confier ton odieux passé. Alors parle-moi au moins de ta famille. Moi, je t’ai déjà dit que j’avais une sœur. En fait, j’en ai deux. Bon, à ton tour. Tes parents ? Pourquoi ne t’ont-ils pas accompagnée ici ?

Deux secondes de silence. Officiellement, je mâchais. Officieusement, je cherchais une manière de vite sortir de cette chambre.

— Eva ! s’exclama Ruby, exaspérée. Je vais te garder ici jusqu’à ce que tu me dises quelque chose ! À moins que tu veuilles vivre en silence jusqu’à la fin de tes jours, avec les gâteaux de ma sœur pour seule nourriture. Et crois-moi, ils ne sont pas si bons que ça. Vas-y, accouche.

Compris : Ruby travaillait à la Gestapo.

— OK. Qu’est-ce que tu veux savoir ? demandai-je sur un ton las.

— Tes parents.

— Hum… Je n’ai pas ce qu’on peut appeler des parents, marmonnai-je en me rapprochant de la porte.

Elle tendit le bras pour m’arrêter.

— Hé ! T’en va pas ! Je ne voulais pas te faire peur ! Je suis désolée. J’ignorais que tu avais perdu tes parents. Quelle imbécile je fais des fois !

Son air coupable me fit fléchir.

— Non, Ruby, tu te méprends… J’ai des parents… En quelque sorte.

Alors qu’elle restait assise à me regarder, je soupirai et me rassis.

— J’ai ma mère. Mon père est mort quand j’étais petite…

— Oh ! Ma pauvre ! C’est horrible… Tu te souviens de lui ?

J’écarquillai les yeux. Personne avant elle ne m’avait posé de questions sur mon père. Pendant des années, j’avais essayé de ne pas penser à lui. Sa mort avait tellement bouleversé maman que je n’avais même pas le droit de prononcer son nom. Il était devenu mon secret inavouable. Je possédais une vieille photo abîmée de lui que je gardais sous le fond doublé de mon tiroir à chaussettes. Dans les moments de désespoir, je la sortais et lui confiais mes soucis. Plus jeune, ce geste me réconfortait vraiment. Puis je devins trop vieille pour croire aux pouvoirs guérisseurs d’un cliché usé. Plus ma vie se détraquait, moins je me sentais capable de l’affronter. Comme je devais le décevoir… Des années que je n’avais pas regardé cette photo.

Je secouai la tête, l’air triste.

Ruby me dévisageait.

— Tu ne te souviens pas du tout de lui ?

— Si, soupirai-je. Je m’en souviens… des moments… perchée sur ses épaules, ses mains autour de mes chevilles… assise dans mon siège auto, fixant sa nuque…

— Comment est-il mort ?

— Dans un accident de voiture.

— Il ne reste plus que ta mère et toi alors ?

— Non.

— Désolée, si tu ne souhaites pas en parler…

Je pris une profonde inspiration :

— Ma mère s’est remariée quand j’avais sept ans.

— Je parie que tu ne portes pas ce type dans ton cœur.

Je visualisai Colin. L’avais-je jamais apprécié ?

— Je pense que je l’ai accepté au début… Mon père était mort depuis un moment. Ce n’était pas comme s’il prenait sa place. Mais il avait un fils…

— Tu as un frère ?

— Demi-frère, rectifiai-je.

Pourquoi m’étalais-je ainsi ?

— Oh, Eva ! C’est mieux que dans Les Feux de l’amour ! À quoi il ressemble ?

Je serrai les dents. J’en avais trop dit. Je transpirais des mains.

— Allez, Eva ! me pressa-t-elle.

Je demeurai silencieuse.

— OK. Tu l’auras voulu !

Son sourire déterminé m’affola. Comptait-elle m’agresser ?

— Quoi ? grommelai-je, paniquée, les yeux rivés sur la porte.

— Comme tu m’as fourni une quantité infinitésimale d’informations à ton sujet, tu vas subir…

Elle remua les sourcils.

— … un monologue de vingt minutes – si ce n’est davantage – sur moi et ma famille.

Je clignai des yeux.

— Tu changes d’avis ? insista-t-elle.

Je fis non et grimaçai.

Ruby se rallongea et croisa les jambes.

— Souviens-toi : tu es la seule à blâmer. Hummm… Par où vais-je commencer ? OK. Comme je te l’ai déjà dit, j’ai deux sœurs, et aussi deux parents, un chien, trois chats et un cheval. Nous vivons dans le Suffolk. Enfin… notre maison principale se trouve dans le Suffolk. Mon père possède un appartement à Londres…

Je haussai les sourcils.

— Il est juge à la Haute Cour de justice. Il reste à Londres lors des séances. Il m’emmène parfois dîner.

— C’est permis ?

— Oui ! Ils sont assez cool avec les pensionnaires. Tu leur files un e-mail de confirmation du parent, tu signes le bon de sortie et le tour est joué. Tu pourrais peut-être m’accompagner un soir ?

Je déglutis. Une grosse boule s’était formée au fond de ma gorge. Ruby et moi. Telles deux amies normales…

— Et puis quand il n’est pas à Londres, cela nous fait un point de chute après le couvre-feu !

— Waouh ! Et ta mère ? Elle ne le suit jamais ?

— De temps en temps. Elle ne raffole pas de Londres. Elle n’arrive pas à penser correctement ici. Elle passe la majeure partie de son temps dans son atelier à la maison. C’est une artiste conceptuelle. Tu as peut-être entendu parler d’elle. Martha Gaine ?

Si je connaissais Martha Gaine ? Il fallait avoir vécu sur une autre planète pour ne pas la connaître !

— Bien sûr ! J’adore Pluie, cette installation qu’elle a…

Ruby n’en crut pas ses oreilles.

— Entre nous, Eva, je ne comprends rien à son art ! Il est un peu trop aléatoire pour moi. Miranda, par contre, elle adore.

— Miranda ?

— Ma sœur aînée. Elle est à l’université aux États-Unis. Elle se spécialise en histoire de l’art.

— Elle a étudié à Sainte-Magdalen ?

— Non, elle n’a pas réussi les examens d’entrée. Mon père n’en est pas revenu. Il était élève ici dans sa jeunesse mais ce n’était pas une école pour geeks à son époque.

— Une chance qu’on t’ait prise ! m’esclaffai-je.

Elle pencha la tête sur le côté.

— La chance n’a rien à voir, chuchota-t-elle. Je ne serais peut-être pas là s’il n’avait pas financé la nouvelle aile de philosophie.

Je digérai en silence cette incroyable information. Elle m’observait, les yeux plissés. Je m’efforçai de ne pas avoir l’air trop scandalisée, mais je fus mauvaise comédienne.

— Qu’est-ce qui te dérange le plus, Eva ? Qu’il ait eu les moyens de m’acheter une place ou que l’école ait été d’accord ?

Je haussai les épaules.

— Les deux. Ni l’un ni l’autre. J’essaie d’imaginer un père qui se soucie autant de ses enfants… Dis-moi, tu es contente d’être ici ?

— Ouais, ça va. Je suis le rythme.

Une cloche sonna.

— Hé ! C’est l’heure du dîner ! Suis-moi : je vais te montrer où on mange !