SANG
Sainte-Magdalen, 2013 apr. J.-C.
Le lendemain, j’étais trop fatiguée pour réfléchir. Tel un zombie, j’assistai à mes cours du matin et retournai d’un pas vacillant à l’infirmerie à l’heure du déjeuner. Rose n’eut pas besoin de m’envoyer au lit cet après-midi-là. Je m’y rendis sans broncher.
Je me réveillai plusieurs heures plus tard en hurlant. Hors d’haleine, désorientée, j’ouvris les yeux et découvris Rose Marley à côté de moi, en robe de chambre. Tandis que je reprenais mon souffle, elle s’assit au bord de mon lit et me tendit un verre d’eau que je bus goulûment.
— Eva, me chuchota-t-elle. Que s’est-il passé entre toi et Seth ?
Je clignai des yeux, comprenant soudain pourquoi elle me posait cette question. J’avais crié son prénom. J’essayai aussitôt de me rappeler mon rêve. Il était si sombre, si effrayant et Seth s’y trouvait.
Je haussai les épaules. Que lui dire ? Je ne le savais même pas moi-même. Des larmes pitoyables se faufilèrent entre mes cils, glissèrent sur mes joues. Je les écrasai avec colère.
Je croyais avoir fait du bon travail en fermant la porte à Seth et voilà qu’elle était à nouveau grande ouverte et qu’il entrait en trombe dans ma vie.
Rose m’étreignit et me confia :
— Pour ce que cela vaut, Eva, je pense qu’il s’inquiète beaucoup pour toi.
Furieuse, je secouai la tête.
— Si vous saviez à quel point vous vous trompez, Rose !
Je préférais ne pas en dire plus de peur que ma voix ne déraille. Mais encore une fois ce terrible sentiment de rejet me transperça la poitrine quand je revécus l’instant où il s’éloigna de moi alors que je l’embrassais.
Rose poussa un profond soupir et se leva.
— Eva, je t’ai apporté ton dîner tout à l’heure, mais tu dormais à poings fermés. Tu dois mourir de faim.
Bien au contraire.
Elle approcha pourtant le plateau et le posa devant moi.
— Ça te dirait, un chocolat chaud ?
Je secouai la tête et tentai un sourire.
— Je vais bien, merci, Rose. Maintenant, retournez vous coucher. Je suis vraiment désolée de vous avoir réveillée.
Elle me tapota l’épaule et repartit chez elle.
Je pris un samossa aux légumes, finis mon verre d’eau et posai le plateau par terre. Comme je n’avais plus sommeil, j’allumai l’ordinateur. Je n’avais ni l’énergie ni la concentration nécessaire pour le moindre travail scolaire ; quant à mes recherches sur les tests sanguins, j’étais face à un mur jusqu’à ce que je puisse passer mon coup de fil. Avant de savoir ce que j’allais faire, mes doigts tapèrent par hasard Seth Leontis dans la fenêtre de recherche.
Aucun résultat direct.
Je tapai Sethos Leontis gladiateur.
Oh… mon… Dieu ! Un résultat… Sur le site de la British Library1 : une petite photographie d’une gravure romaine au-dessus d’une courte légende : Cette gravure en relief (152 apr. J.-C.) sur ardoise a été découverte à Newgate Street. Elle dépeint le célèbre gladiateur Sethos Leontis, l’un des retiarii les plus admirés de l’époque. Il avait déjà remporté neuf couronnes à l’âge de dix-huit ans – un exploit sans pareil. Le rétiaire était un gladiateur qui se battait uniquement avec un trident et un filet, d’où cette réussite surprenante, car ces combattants ne portaient pas d’armure.
Je fixai les mots pendant un très long moment, revivant le combat dont j’avais été témoin. L’affrontement avait été si brutal et pourtant… difficile d’y résister. Je m’étais promis de l’exclure de ma vie et voilà qu’il me manquait. Quelle idiote !
J’effaçai le lien, éteignis l’ordinateur, puis la lumière.
Mauvaise idée. Dès que je fermai les yeux, son visage se fraya un chemin sous mes paupières. Pas de façon effrayante et hallucinée du genre : « J’étais là-bas dans l’arène », mais à la manière d’une fille ayant une toquade stupide et obsédante. Pourquoi mon destin voulait-il que je sois liée au seul garçon qui ne s’intéressait pas à moi comme je l’aurais voulu ?
Je tirai les couvertures sur moi et m’efforçai de le chasser de mon esprit. Je repensai à Arthur Newland. Avait-il la responsabilité des tests sanguins ce soir-là ? Quel genre d’homme était-ce ? J’avais hâte de lui parler, ce que j’aurais dû faire dans l’après-midi si je n’avais pas dormi à la place. Eh ! Je raterais la prochaine occasion si je ne dormais pas immédiatement. Finalement, je trouvai la paix en récitant le tableau périodique des éléments. Je dus tomber de sommeil, parce que je rouvris les yeux au moment où mon réveil sonnait. Il était 7 h 30.
Je m’assis lentement. Ça allait. Je me sentais assez bien, pour tout dire. Je bondis alors hors du lit, pris une douche rapide, déjeunai un peu et me rendis à mon premier cours. Histoire de l’art.
Rob arriva en courant derrière moi et glissa son bras sous le mien.
— Eva ! Comment tu te sens ce matin ?
— Bien, lui répondis-je avec le sourire.
— Quel soulagement. Tu n’as pas idée du souci que tu m’as fait !
Il se tenait devant moi à présent, les yeux dans les yeux. Il glissa une mèche folle de mes cheveux derrière mon oreille.
Waouh ! Bien trop près…
Je reculai vite fait et jetai un coup d’œil gêné à la salle. Soudain, je croisai le regard de Seth Leontis. Il se dépêcha de détourner les yeux, mais j’avais eu le temps de remarquer son air affligé.
Je peinais à respirer. N’importe qui aurait cru que je l’avais laissé tomber. La colère grondait soudain en moi au point de me couper le souffle. Littéralement.
— Eva ! Reste avec nous !
Rob me tenait par les épaules et cherchait désespérément de l’aide autour de nous. Je glissai par terre et plaçai la tête entre mes genoux en attendant de reprendre le contrôle de mes foutus poumons.
Merde ! La matinée avait si bien commencé…
Accroupie là, à travailler sur mon équilibre, je trouvais l’agitation de Rob quelque peu oppressante. J’appuyai donc mes poings sur le sol et je me hissai en position verticale. Pas tant que ça apparemment, vu l’expression inquiète de Rob.
— Eva, je te ramène à l’infirmerie, annonça-t-il en me poussant à travers la cour.
Je voulus m’y opposer mais, honnêtement, j’avais utilisé toutes mes réserves d’énergie lors de ma dernière manœuvre. Je n’avais pas non plus le courage d’affronter Seth. Au bout de quelques minutes, je retrouvai donc le calme paisible de ma chambre bleue.
— Désolée, Rose, soupirai-je quand elle me prit la tension.
— Rien de trop sérieux, me rassura-t-elle. J’aimerais que tu restes ici ce matin. Si tu te sens d’attaque après le déjeuner, tu iras en cours. OK ?
— Merci.
— Bon, je dois aller chercher quelques ordonnances. Je peux te faire confiance en mon absence ?
— Promis, je vais me reposer…
— Le médecin est dans son cabinet. Si tu as besoin de quoi que ce soit, tu peux sonner.
— Pas de problème !
Je venais d’obtenir le créneau parfait que j’attendais.
Dès que Rose eut quitté le bâtiment, je dégainai mon téléphone et appelai l’hôpital. La réceptionniste me demanda quel département je voulais. Quand j’annonçai « Dermatologie », elle m’envoya au secrétariat pour un rendez-vous. Il me fallut des heures pour contourner le système et, au final, je dus prétendre que j’étais la sœur d’Arthur et que j’avais un message urgent pour lui.
Il vint enfin au téléphone. Très méfiant.
— Qui est-ce ? grogna-t-il.
— Arthur ?
Je l’entendis s’éloigner de la pièce animée.
— Allô ? continua-t-il lentement.
— Arthur Newland ?
— Oui, lui-même. Qui êtes-vous ? Certainement pas ma sœur, vu que je n’en ai jamais eu.
— Euh, non… En vérité, vous ne me connaissez pas. Je m’appelle Eva… Eva Koretsky…
J’entendis une soudaine inspiration à l’autre bout du fil.
— Mon Dieu ! Vous… vous allez bien ?
Je me mordis la lèvre. Il savait qui j’étais.
— Euh… En quelque sorte. Écoutez, vous avez manipulé certains résultats sanguins…
Au début, il se montra assez méfiant, mais quand je lui appris que j’avais vu d’étranges lymphocytes T en microbiologie le jour où j’étais tombée malade, il devint surexcité. J’aimais beaucoup ce type. Nous parlions la même langue et oui, il avait copié les données sur son disque dur externe. En plus, il voulait bien me les envoyer par e-mail !
— Dites-moi ce que vous avez vu, lui demandai-je.
— Eh bien, nous avions effectué les tests automatisés de routine. Quand vos résultats sont tombés, ils paraissaient si surprenants que j’ai moi-même vérifié votre sang au microscope.
Je l’entendis déglutir. Il me décrivit ensuite un événement microbiologique étrangement similaire à celui auquel j’avais assisté avec le professeur Ambrose. Qui plus est, il avait pu effectuer quelques recherches supplémentaires.
— J’ai essayé de figer un lymphocyte T, afin d’identifier l’agent pathogène envahisseur. Même si le processus de réfrigération est quasiment instantané, il a été trop lent pour l’attraper. Un agent pathogène qui se multiplie à cette vitesse devrait être mortel. Je me suis dit que l’hôte… euh, désolé… En vérité, je pensais que vous étiez morte. J’étais complètement abasourdi quand, quelques heures plus tard, on m’a présenté plusieurs échantillons de cellules saines. J’en ai conclu que tout le monde avait raison : un agent chimique avait dû compromettre les analyses.
Le téléphone collé à l’oreille, le cœur battant la chamade, je n’en revenais pas. C’était exactement ce que je voulais entendre et pourtant le choc demeurait puissant.
— Eva, il faut que je vous laisse. Je vous envoie les documents, m’annonça-t-il soudain avant de raccrocher.
J’étais tellement obnubilée par les implications de cette conversation que je n’entendis ni la porte s’ouvrir ni le bruit de pas derrière moi, jusqu’au moment où je fus soufflée par la chaleur de ses mains sur mes épaules.
Je me retournai, et toute résolution s’évapora à la vue de son visage. Il avait l’air si malheureux.
— Eva…, s’étrangla Seth.
Il m’attira dans ses bras et nous pleurâmes longuement. Puis il me parla. En latin.
— Te souviens-tu, après mon combat contre Protix ? J’ai été transporté dans ta villa où un médecin s’est occupé de moi, Tychon.
— Le Grec ? murmurai-je.
— Oui. Pendant ma convalescence, tu es restée auprès de moi. Tes chansons résonnaient dans mes rêves, me rappelaient que j’avais un endroit où aller, quelqu’un près de qui retourner. Je suis tombé amoureux de toi à ce moment-là.
Je le revoyais nettement, allongé sur le lit, de l’eau tombant goutte à goutte sur sa peau.
Je me rappelais désormais chaque détail.
— Et je suis tombée amoureuse de toi…
Il serra mes mains.
— J’étais juste un esclave et toi, une jeune fille noble et fiancée.
— Pardon ?
— Tu étais fiancée à Cassius Malchus. Le procurateur.
Quand il prononça ces mots, mon cœur se mit à cogner. Un frisson glacial voyagea dans tout mon corps et soudain je ne pus plus respirer.
— Respire, Livia… Je t’en prie…
— Seth ! Il savait !
Je lâchai Seth et tombai dans l’obscurité… seule une fois de plus.
J’attends. Debout. Je l’attends. Mon amour. Sethos. Le fleuve brille au clair de lune. Me fait signe. Vibia nous a obtenu un passage sur un navire marchand et bientôt, nous serons à bord, l’air marin nous cinglera le visage et nous partirons loin, très loin. Nerveuse, je tapote avec le pied nos petites mélodies afin de me distraire. Je passe en revue notre plan secret en priant que rien n’aille de travers. Ce soir est notre seule et unique chance de nous évader. Demain, Sethos doit quitter la villa de Flavia et Domitus pour retourner en esclavage dans les baraquements gladiatoriaux. Cassius est à Camulodunum pour affaires ; il a emmené une grande partie de sa garnison avec lui. Sabina, ma servante, m’a aidée à droguer les deux gardes qui restaient.
Mais Seth ne vient pas. Que lui est-il arrivé ? Je frissonne, même s’il ne fait pas froid. J’ai tellement peur. Pour lui. Pour moi. L’ont-ils attrapé ? Flavia a-t-elle tout découvert ? Si Cassius apprend notre projet, il fera tuer Seth. Et moi ?
Je scrute l’obscurité. Enfin, je l’entends. Mon cher Seth.
— Livia !
Il court à travers les ombres, sa cape ondulant derrière lui. Il me tend la main.
Je cours vers lui, mais avant que je le touche, il bafouille :
— Nous devons partir d’ici. Je crois qu’ils…
Jamais il ne finira sa phrase, parce qu’ils étaient là. Tapis dans la nuit. Ils m’observaient. Ils attendaient Seth. En embuscade. Je le sais dès que je sens leur poigne de fer sur mon corps. Il n’y a ni fuite ni poursuite. De son côté, Seth est lui aussi maintenu par des gardes. Il pousse un cri de douleur quand ils plaquent son épaule blessée contre un mur. Tandis que nous luttons pour nous libérer, Cassius Malchus s’avance lentement jusqu’à moi, la bouche tordue par un sourire menaçant.
— Honnêtement, tu ne pensais pas t’échapper, mon amour ? siffle-t-il en plaçant sa main dégoûtante sous mon menton et le soulevant pour que je le regarde. Ta naïveté m’étonne. Ignores-tu que Londinium m’appartient ? Personne ne me défie. J’ai acheté tout le monde. Aucun ami, aucun allié n’oserait te seconder et affronter mon courroux. Jeune idiote ! Même ton père…
— Ce n’est pas mon père !
Cassius plisse les yeux de manière dangereuse. Il déteste qu’on l’interrompe.
— Même ton père a été acheté.
Il me caresse la joue avec une certaine mélancolie.
— Quel gâchis. Tu es si jolie…
Je frémis et détourne la tête. Je croise le regard rempli de fureur et de haine de Seth.
— Te jeter dans les bras de ce… de ce misérable esclave, cette vermine ! Un gladiateur estropié ! Quelle folie ! Quelle impudence ! Je te croyais plus intelligente que cela.
Ses doigts se rapprochent, me pincent la joue avec animosité.
— Tu as gagné ton dernier combat, gladiateur, crache Malchus. Cette fois-ci, tu as voulu aller trop loin. Personne ne peut s’en prendre à Cassius Malchus et s’en sortir vivant… surtout une crapule qui a l’intention de poser ses mains sales sur mon bien.
Sous mes yeux horrifiés, il s’approche lentement de Seth et lui donne un violent coup de genou au ventre. Seth se plie en deux en grognant. Puis Cassius dégaine un long couteau courbe et s’en sert pour déchirer le manteau de Seth puis lacérer sa tunique. Il rit lorsqu’il voit son épaule bandée.
— Tu aurais dû choisir un homme qui en valait la peine, ma chérie, se moque-t-il en lui tailladant plusieurs fois la poitrine.
Tandis que les coups pleuvent, Seth gémit et s’effondre.
— Et ça se prétend gladiateur ! s’exclame-t-il tout en rouant de coups l’homme que j’aime recroquevillé dans son sang.
Les yeux noyés de larmes, je hurle :
— Assez !
Je sais que Cassius a prévu de faire durer son plaisir.
— Ah ! Merci, ma douce Livia, pour ce rappel. Je ne dois pas me laisser emporter par ma fougue. Il ne faudrait pas que l’esclave rate le meilleur moment.
Il se penche alors, soulève Seth et le jette contre le mur. J’entends un craquement quand son crâne heurte les briques. La tête pendante, il lutte pour demeurer conscient. Cassius l’attrape par les cheveux et lui relève la tête. Puis il le gifle méchamment.
— Je demande ton attention, gladiateur ! C’est l’instant où je tranche la jolie gorge de ta bien-aimée…
Le couteau brille tandis qu’il s’avance à pas lents dans ma direction. Je me débats malgré les colosses qui me retiennent. Cassius se penche sur moi, les traits déformés par ses viles intentions. Sa bouche durcie est soudain contre la mienne, dans une parodie narquoise de baiser.
Seth grogne de rage et là, tandis que Cassius se recule, je sens la chaleur aiguisée de la lame qui court dans mon cou. Je ferme les yeux par réflexe, j’entends ma respiration qui bouillonne, mon sang qui gicle pendant que je m’effondre.
— Noooonnnn !
Au loin, Seth hurle, se débat… Les hommes grognent puis crient… s’en vont au pas de course… Tandis que je flotte, la voix de Seth murmure :
— Livia… je t’en prie… respire… Livia…
1- Bibliothèque nationale du Royaume-Uni située à Londres. (N.d.T.)