IMPACT
Londres, 2013 apr. J.-C.
La première fois que Matthias suivit Seth hors de Parallon dans le Londres du XXIe siècle, il faillit ne pas survivre à l’expérience. Quand il fit surface et arriva sur la berge bétonnée, il était tellement obnubilé par le fait de suivre son ami qu’il s’élança à l’aveuglette au milieu de la circulation chaotique. Il avait trop peur de le perdre de vue.
Soudain, du coin de l’œil, comme au ralenti, il aperçut une moto rugissante qui fonçait droit sur lui. Les freins crissèrent. Comme il n’avait pas l’habitude de voir des objets se déplaçant si vite, Matt ne l’esquiva pas à temps. Sous ses yeux horrifiés, le motard vola par-dessus le guidon tandis que la moto glissait sur le flanc et fauchait Matthias. L’impact le projeta sur le bitume. Dans sa chute, il suivit des yeux la trajectoire du deux-roues qui fonça droit sur son propriétaire alors qu’il tentait de s’écarter.
Hébété, Matthias se redressa. Il saignait beaucoup. Sa collision avec le sol lui avait éraflé un côté du visage, un bras, une main et une jambe. Il examina la blessure sur son bras en attendant qu’elle se referme et disparaisse. Mais elle continuait de saigner et là, Matthias comprit avec effroi qu’il était très loin de la maison et de l’immortalité.
Qu’avait-il fait ?
Son cerveau observait le ralentissement du saignement lorsque, enfin, le médecin caché en lui fit le point. Il s’examina la main et la jambe. Des coupures et des éraflures superficielles. Rien de sérieux. Le sang sur sa joue ? Une blessure mineure. Il se leva avec précaution et tituba jusqu’à la moto et l’homme enchevêtrés.
Il souleva l’engin et assista à la suite avec consternation. Il se pencha sur l’homme au T-shirt déchiré et maculé de sang, chercha son pouls. Le cœur battait faiblement et la méchante distorsion du corps indiquait une sérieuse blessure vertébrale. Du sang coulait d’une plaie à la tête sous son casque et, plus grave, une fontaine jaillissait littéralement d’une artère de sa jambe. Matthias avait déjà vu de telles blessures sur des gladiateurs. Le motard se viderait de son sang s’il n’intervenait pas. Sans se soucier des curieux qui s’agglutinaient, il déchira la jambe de pantalon et appuya avec sa main abîmée sur l’origine de la fuite. À l’aide de ses dents et de sa main valide, il arracha un bout de son propre T-shirt détrempé et tenta de faire un garrot. Il serra fort au-dessus de la béance à la jambe et poussa un soupir de soulagement quand le flux commença à s’atténuer. Ce petit succès ne servit pourtant à rien. L’homme était en train de mourir ; il le voyait à la couleur de sa peau, la position de son corps, la faiblesse de son pouls… Tout était de sa faute. Jamais il n’avait été directement responsable de la mort d’un homme et cela le rendait malade.
— Quelqu’un a appelé une ambulance ? s’écria-t-on.
Ne comprenant pas la question, il resta à genoux à côté du mourant, le protégeant des yeux indiscrets.
Soudain, le motard se mit à trembler et haleter. Son corps se contorsionna et sua. Matthias le regarda avec un vague sentiment de déjà-vu.
— Qu’est-ce qu’il lui arrive ? demanda une personne.
Matthias le savait. Il avait déjà assisté à ce phénomène dans les baraquements des gladiateurs à Londinium. Il revécut tout à coup la même impuissance, le même tourment quand la fièvre avait emporté Seth.
Au moment où le motard cessa de respirer et se figea, la culpabilité de Matt devint presque intolérable. Il toisa l’homme. Si seulement il pouvait le voir revenir à la vie, remonter le temps, retourner à Parallon où il était en sécurité et ne faisait de mal à personne. Sa veille malheureuse fut interrompue par un son aigu. Il pivota pour voir d’où il provenait. Un grand véhicule blanc surmonté d’une lumière clignotante bleue se faufilait entre les voitures roulant au pas. Les témoins impatients marmonnaient :
— Il était temps !
— C’est une honte de mettre aussi longtemps.
Matthias se tourna vers le corps et n’en crut pas ses yeux : il changeait, devenait moins substantiel. Il se frotta les paupières. Non, il ne rêvait pas. Le motard… disparaissait. Matthias comprit d’un coup. Aussitôt, il prit la fuite sans regarder derrière lui.
Le temps que l’ambulance arrive, il ne restait aucune trace de l’accidenté. Ni de Matthias. Les ambulanciers ne trouvèrent qu’un tas de cuir, des passants déroutés et une moto détruite.