FRACTURE
Sainte-Magdalen, 2013 apr. J.-C.
Pourquoi avais-je dit oui pour commencer le concert avec ma nouvelle chanson ? À quoi pensais-je ? D’après Astrid, j’aurais été moins nerveuse une fois débarrassée du morceau. Comme elle avait en général raison sur de pareils sujets, je ne m’étais pas opposée. Tout allait bien… En fait, j’étais vraiment là : j’habitais la musique, les lieux d’où avait jailli la chanson… Et au moment précis où j’ai ouvert les yeux, il se trouvait pile devant moi. À cet instant, je sus que cette chanson parlait de lui, qu’elle lui était dédiée.
Seulement, je l’avais écrite bien avant de rencontrer Seth. Merde. Merde. Merde. Que se passait-il dans ma tête ? Je devenais véritablement folle. Et me voilà sur scène, au milieu d’une chanson, distraite par ce garçon qui me fixait. Un garçon dont j’avais certainement dû rêver.
Aïe ! Je ne me souvenais plus des paroles… Par chance, mes mains continuèrent de jouer le refrain, pendant que j’essayais de me concentrer. La pauvre Astrid répétait le riff de basse dans l’espoir que je reviendrais à un moment ou à un autre et entamerais le dernier couplet, tandis que Sophie assurait vaillamment le rythme. Comment pouvais-je les laisser tomber ainsi ? Je pris une profonde inspiration, tournai le dos au garçon magnétique. Astrid roula des yeux et me décocha un de ses sourires patients, ce qui brisa le charme. Je repris ma chanson et la finis sans regarder le public. Pour une raison incompréhensible, les applaudissements fusèrent. J’avais pourtant tout gâché !
J’ignore comment, mais cette ovation me donna la force de continuer le concert. D’autant plus que je fermais les yeux ou fixais la pédale wah-wah. Je ne pouvais pas me permettre de croiser à nouveau son regard.
Après le concert, je parvins à garder la tête baissée en m’occupant du matériel. J’enroulais le dernier câble quand une secousse me parcourut le corps entier. Je crus défaillir. Haletante, je m’adossai à un mur. Scientifiquement, comment expliquer que je m’étais électrocutée avec un câble débranché ? Soudain, je le vis à côté de moi, manifestement horrifié.
— Seth ? marmonnai-je.
Prise de vertiges, je glissai jusqu’au sol et posai le front sur les genoux.
Il s’assit à côté de moi.
— Livia, que s’est-il passé ? chuchota-t-il. Tu vas bien ?
Sa voix. Que me rappelait sa voix ?
Je le fixai pendant une seconde. J’avais sûrement l’air d’une parfaite idiote. Puis je me concentrai sur ses questions, et secouai la tête.
— Je ne sais pas. Une espèce de choc. J’irai mieux dans une minute.
— Écoute, Livia…
— Seth…
Chaque fois qu’il prononçait ce prénom, j’avais l’impression que Seth m’appartenait davantage. Ce qui me plaisait. Beaucoup. Malheureusement, Ruby avait des vues sur lui ; il s’intéressait à moi parce qu’il me prenait pour une autre. Je devais le sauver de cette détresse.
— Seth, je m’appelle Eva…
Il hocha la tête, même si j’eus l’impression qu’il ne me croyait pas. Il ne cessait de m’observer.
— C’est toi… Je sais que c’est toi, chuchota-t-il. Cette chanson, pourquoi l’as-tu choisie ?
Je le regardai dans le blanc des yeux et sentis cette étrange connexion.
— Je ne l’ai pas… choisie. Je l’ai écrite.
Vraiment ? L’air me trottait dans la tête depuis des semaines. L’avais-je inventé ou entendu quelque part ?
— C’est la chanson qui m’a ramené… quand j’étais perdu.
Sa voix chevrotait. Son expression abasourdie me donna envie de lui prendre la main et de le réconforter. Mon instinct réagit avant mon cerveau, si bien que je lui touchai le visage. La chaleur, le simple pouvoir physique de ce contact me coupa le souffle. Au moment où sa main recouvrit la mienne, je fus à nouveau prise de vertiges. Adossée au mur, je pantelais. Je dus fermer les yeux pour que la pièce se calme autour de moi. Quelle situation embarrassante ! Lorsque je les rouvris, son expression inquiète me fit sourire.
— Désolée, Seth. J’ai été malade. J’irai mieux dans…
Il se trouvait si près de moi, je sentais quasiment son haleine. J’inspirai fort, comme pour me remplir les poumons de lui. Je voulais… je voulais me fondre en lui, me perdre ici.
— Seth ?
J’effleurai son visage et là encore… la chaleur, le vertige. Je baissai la main et penchai la tête en arrière, paupières closes. Quel était mon problème ? Ce n’était pas le moment de faire une putain de rechute ! Je me forçai à regarder. Il m’observait avec une telle intensité… une telle frustration.
— Je suis désolée, Seth. D’habitude, je ne suis pas…
— Livia, je t’en prie… Souviens-toi, s’il te plaît, bredouilla-t-il.
Je fermai encore les yeux. Quelque chose frôlait ma conscience. Sa voix me rappelait quelque chose… un lieu…
— Seth ! Où étais-tu ? Je te cherche partout !
Ruby venait à la charge. Quand elle m’aperçut par terre contre lui, elle devint livide.
— Eva ! cracha-t-elle. On ne t’attend pas quelque part ? Tu n’as pas des autographes à signer ? Un Grammy Awards à récupérer ?
Waouh. Caustique, la miss. Dans quel univers avais-je pu croire qu’elle était ma meilleure amie ? J’étais habituée à un certain niveau d’hostilité, mais venant d’elle, cela me blessait d’autant plus. Elle me toisait avec une haine non déguisée. Son visage en était d’ailleurs déformé.
Il fallait absolument que je fiche le camp de là. Bien que fébrile et à moitié sonnée, je me poussai sur mes mains et tentai de me mettre en position verticale.
— Viens, Seth, ordonna Ruby. On doit tous se rejoindre dans la chambre de Mia. Jack s’est procuré du vin… il nous reste vingt minutes avant le couvre-feu.
Elle l’entraîna avec elle. Je soupirai. Cela signifiait que je pouvais me rasseoir par terre, le seul endroit où j’étais bien. La tête sur les genoux, je fermai les yeux, que je rouvris au bout de quelques secondes.
— Va à ta fête, Ruby, je reste un peu ici.
Seth n’était pas parti ?
— Avec elle ? s’étrangla Ruby.
— Oui, avec elle.
— Tu ne vois pas qu’elle fait semblant ? Elle allait très bien sur scène, quand tout le monde la regardait. Tu ne l’avais pas remarqué ? Soudain, tu arrives et Madame est trop faible pour se relever. S’il te plaît !
— Ruby…, marmonnai-je.
Trop tard, elle était lancée.
— Tu aimes bien jouer à ça, hein, Eva ? Voler le petit copain des autres ? Cela te donne un sentiment de puissance, pas vrai ? Ces garçons ne t’intéressent pas, tu veux juste les voler aux copines. Alors que tu as déjà tout : le cerveau, la beauté, le talent ! Tu pourrais nous laisser quelque chose ! Comment peut-on prendre du plaisir à saccager le bonheur des autres ?
Comme si cette scène horrible ne suffisait pas, la voix forte de Ruby attira les élèves qui traînaient encore dans la salle commune. Y compris Astrid qui s’approcha.
— Eh ! Eva ! Un problème ?
— Ça va, Astrid, soupirai-je.
— Ça va, Astrid, m’imita Ruby. La petite invalide vient de jouer son personnage de « demoiselle en détresse » pour Seth.
— Quel personnage ? gronda Astrid.
— Ohhh ! Je suis trop malade pour aller en cours, mais pas de souci pour être dans Hamlet, un groupe ou pour…
— Ruby, tu te trompes. Je ne sais pas ce…
— Oh, épargne-moi tes jérémiades.
Pendant ce temps, Rob s’était joint à l’attroupement.
— Tu penses qu’Eva jouait la comédie à l’hôpital ? lui demanda-t-il. Parce que j’étais présent, en histoire de l’art, le jour de son évanouissement. Les urgentistes ont mis une heure pour la stabiliser avant de pouvoir effectuer le trajet de dix minutes jusqu’à l’hôpital. Faisaient-ils semblant eux aussi ?
— Dingue ! Elle a réussi à te piéger toi aussi, Rob ! Quelle incroyable sirène ! Elle vous attire dans ses filets pour mieux vous jeter ensuite.
— Si je me souviens bien, Ruby, c’est toi qui as jeté Eva, pas vrai ? s’enquit calmement Astrid.
— Parce qu’elle m’avait volé mon copain ! C’est sa spécialité ! Tu ne l’avais pas remarqué ? hurla Ruby qui sortit en trombe de la salle commune.
Il y eut un long silence pendant lequel tout le monde fit semblant de ne pas avoir écouté le discours sur la méchante sirène qui charme les garçons avant de les abandonner.
Le front sur les genoux, je priai pour que tous s’en aillent et me laissent tranquille.
— Eh, Eva ? Tu vas bien ?
Rob se faufila devant Seth et s’accroupit à côté de moi.
— Oui oui, soupirai-je.
— Tu as été géniale ce soir.
— Merci.
— Viens, Eva, nous interrompit Astrid. Il est temps que la sirène invalide aille se coucher. Rob, tu peux m’aider à la ramener dans sa chambre ? Elle nous fait une petite baisse de tension.
Tandis qu’ils me hissaient sur mes pieds, je continuai de fixer le sol et d’éviter tout contact visuel. Je ne pouvais regarder personne, surtout Seth.
— Merci beaucoup, les copains, marmonnai-je en chemin.
Je me recroquevillai dans mon lit.
— Bonne nuit, Eva.
Astrid éclata de rire et éteignit la lumière.