CHAMPS ÉLYSÉES

Assis dans la cuisine du laniste, Matt et Seth buvaient du vin et mangeaient du pain et des olives.

— Tu crois qu’on est aux champs Élysées ? demanda Matt.

Seth secoua la tête.

— Et si la fièvre nous avait embrouillés au point de nous faire traverser le fleuve Léthé sans qu’on s’en rende compte ? insista Matt.

— Cela ressemble aux champs Élysées, ici, à ton avis ? Où sont les champs, les nymphes, la musique perpétuelle ? Non, Matt, nous sommes toujours à Londinium. Enfin, un endroit qui y ressemble beaucoup…

— Et si nous n’avions pas encore trouvé l’Élysée et les nymphes ? insista Matt. Nous n’avons encore rien exploré.

Soudain, Seth poussa un halètement, se leva d’un bond et manqua se cogner à la porte dans son empressement à sortir.

— Où vas-tu ? lui cria Matt.

— Chercher Livia ! Je ne sais pas où nous sommes, mais si nous sommes vraiment morts, elle doit être là quelque part aussi.

Il sortit en courant de la caserne, longea la large route qui menait au centre de la ville. L’aube se levait, éclairant faiblement les larges villas silencieuses, les petites boutiques fermées. Il passa devant deux auberges, les bains publics… puis s’arrêta net. Les bains lui parurent étranges. Comme tout le reste d’ailleurs. Mauvaise hauteur. Mauvaise couleur. Où étaient les colonnes qui soutenaient l’entrée ? Les drôles de panneaux réfléchissants qui ponctuaient la façade ? Pourquoi le bâtiment était-il si grand ? Le cœur de Seth martelait dans sa poitrine…

Il s’approcha du bâtiment qu’il effleura du bout des doigts. Il miroitait légèrement, mais semblait solide. Il avança avec prudence, passa devant trois immeubles qu’il ne reconnut pas, se rendit au forum. Il resta bouche bée. Au lieu du forum avec sa place ouverte et sa basilique se matérialisa devant lui une immense structure en forme de courge. Non seulement elle chatoyait de manière sinistre, mais elle reflétait le ciel.

Il n’en crut pas ses yeux. Cette chose n’obéissait à aucune règle structurelle qu’il connaissait. Elle ne semblait ni stable ni en équilibre. Comment tenait-elle debout ? Combien d’esclaves avait-il fallu pour la construire ?

Et surtout, que faisait-il là ?

Son estomac se noua. S’il ne trouvait pas le forum, jamais il ne trouverait Livia !

Il tourna le dos à la courge géante et courut jusqu’à la villa des Natalis.

 

Seth s’arrêta net. La villa des Natalis. Comme dans ses souvenirs, luisant dans le soleil levant. Seulement, aucun esclave ne balayait le portique. Aucun ne vint questionner l’inconnu arrivé sans prévenir. Il entra par la porte principale et se rendit dans la chambre où Livia l’avait veillé pendant sa convalescence. Il ferma les yeux, pria pour qu’elle soit là, pour qu’elle revienne. Mais elle ne le rejoignit pas.

Poussé par le désespoir, il courut à travers toute la maison, claqua les portes, tira les rideaux… Il était convaincu qu’en cherchant bien partout, elle se matérialiserait.

Livia n’apparut pas.

Il refusa d’abandonner, persuadé qu’elle se trouvait là, quelque part, dans cet étrange au-delà. Après avoir fouillé la maison trois fois, crié son nom à s’en casser la voix, il explora le grand jardin. L’endroit n’avait pas changé non plus. Des fruits lourds et mûrs pendaient aux petits arbres taillés. Légumes et herbes aromatiques poussaient en rangs soignés d’un côté, fleurs parfumées de l’autre. Nulle trace de Livia.

Il courut comme un dératé dans des rues qu’il ne reconnaissait pas. Alors que certaines demeuraient romaines, d’autres étaient flanquées d’immenses structures scintillantes qui assombrissaient le ciel du matin. Où se cachait Livia ?

Malgré le désespoir qui s’infiltrait dans ses veines, ses jambes puissantes le transportèrent vite vers la route la plus prestigieuse que Londinium offrait.

— Des villas dignes de César ! rumina-t-il.

Il en cherchait une en particulier. La plus ostentatoire avec les aigles en or à l’extérieur : le palais du procurateur Cassius Malchus. Il avait conduit Livia ici… Seth respirait plus vite, la colère grondait dans sa poitrine.

Cet endroit lui donnait la chair de poule. Mais au moins, cela le réconforta de voir qu’il était encore là, qu’aucun bâtiment étrange n’avait pris sa place. Pourvu que Livia soit à l’intérieur…

Bien qu’il n’ait croisé absolument personne, il choisit l’ombre pour gravir les larges marches et avancer sous le grand portique à colonnes. Il poussa doucement une des portes qui grinça de façon lugubre.

Dans l’entrée, il siffla doucement entre ses dents. Bien que Livia lui eût décrit les lieux, il fut impressionné. Construite autour d’un gigantesque atrium central ouvert, la villa se trouvait baignée de lumière. L’effet était multiplié par le marbre blanc et étincelant des murs et des colonnes. Des oiseaux dorés ornaient le sol en mosaïque turquoise.

Une grande fontaine sculptée entourée de bancs en pierre à pieds de lion trônait au milieu de l’atrium. Des arbres fruitiers de Méditerranée taillés avec soin poussaient dans les coins ; sous cette lumière vive, il se serait cru chez lui. Il maudit Cassius. Comme s’il n’était pas déjà coupable de suffisamment de crimes !

Des pas résonnèrent soudain à l’extérieur. Aussitôt, l’adrénaline coula à flots dans ses veines.

Cassius ?

Il ne lui vint pas à l’idée de courir ou de se cacher. Après Livia, il voulait rencontrer une seule et unique personne : Malchus. Il dégaina son poignard, bomba le torse. Il avait passé des années dans l’arène sans connaître ce désir ardent de se battre. La rage bouillonnait en Seth qui faisait face à la porte, tendu, prêt à bondir.

Dès qu’elle s’ouvrit, il s’élança.

— Seth ? Ça ne va pas ? cria Matthias.

Par chance, les réflexes du gladiateur étaient aiguisés. Il atterrit comme un chat à quelques millimètres de son ami, le couteau destiné à égorger son ennemi figé contre le cou de Matt.

— Pardon, bredouilla Seth en abaissant son arme.

Il l’avait légèrement entaillé et un filet de sang coulait sur sa peau.

— Par Zeus ! Une seule mort me suffit ! grommela Matthias en se redressant.

Mais Seth fixait le cou de son ami. La coupure… se refermait sous ses yeux. Bientôt, il n’y parut plus rien.

Quel était cet endroit ?

Aussitôt, Seth renversa son poignard et se taillada l’avant-bras.

— Tu es complètement fou ! hurla Matthias qui tenta de l’arrêter.

— Regarde bien, Matt.

Seth espérait que la coupure ne serait pas douloureuse : il se trompait. Tandis que le sang coulait de son bras et tombait sur le sol en mosaïque, il commença à douter de sa nouvelle théorie. Mais, sous leurs yeux, la peau se ressouda et en quelques secondes il n’y eut plus trace de la blessure.

— Par Hercule ! murmura Matt, estomaqué.

Puis il éclata de rire, sautilla, cria de joie autour de la pièce.

— Seth ! Tu comprends ce que cela veut dire ? Nous sommes immortels ! Nous sommes des dieux !