94.
David Hale fit glisser une note à Yuki : la caricature d’un gros bouledogue avec un collier à clous et qui bavait abondamment. On lisait dans la bulle : « Va chercher. »
Yuki sourit. Elle songea que Len Parisi, jambes largement écartées au centre du prétoire, aurait mis en pièces le « psy à gages » de Mickey Sherman.
Elle encercla la caricature d’un trait, la souligna. Puis elle se leva et commença à parler avant même d’avoir atteint l’estrade.
— Docteur Friedman, en tant qu’expert psychiatre, vous jouissez auprès des tribunaux d’une assez bonne réputation, n’est-ce pas ?
Friedman répondit qu’il avait effectivement témoigné tant pour l’accusation que pour la défense, au cours des neuf dernières années.
— Dans cette affaire, c’est la défense qui vous a engagé ?
— Oui, c’est exact.
— Et quelle somme avez-vous touchée ?
Friedman releva la tête vers le juge Moore qui le toisa.
— Veuillez répondre à la question, docteur Friedman.
— On m’a payé huit mille dollars environ.
— Huit mille dollars, très bien. Depuis combien de temps soignez-vous Mr Brinkley ?
— Mr Brinkley n’est pas à proprement parler mon patient.
— Oh, lâcha Yuki. Alors, permettez-moi de vous poser la question suivante : pouvez-vous établir le diagnostic de quelqu’un que vous n’avez jamais suivi ?
— J’ai eu trois séances avec Mr Brinkley, au cours desquelles je l’ai soumis à toute une batterie de tests psychologiques. Alors, oui, je suis en mesure de faire une évaluation de Mr Brinkley sans le suivre par ailleurs, déclara Friedman sèchement.
— Donc, en vous fondant sur ces trois entretiens et ces tests, vous en déduisez que l’inculpé était incapable de faire la différence entre le bien et le mal au moment de cette tuerie ?
— C’est exact.
— Vous ne l’avez pas soumis aux rayons X ni découvert une tumeur lui comprimant un lobe cérébral, n’est-ce pas ?
— Non, bien sûr que non.
— Alors comment pouvons-nous être sûrs que Mr Brinkley n’a pas menti ou faussé les résultats des tests afin qu’on ne le juge pas coupable de meurtre ?
— C’est impossible, objecta Friedman. Voyez-vous, ces tests sont comme des détecteurs de mensonges. Les questions sont répétées sous différentes formes, et si les réponses ne varient pas, alors le patient dit la vérité.
— Docteur, vous recourez à ces tests parce que vous ne pouvez pas savoir ce que le patient a en tête, n’est-ce pas ?
— Eh bien, on peut également s’en faire une idée en se fondant sur son comportement.
— Je vois. Docteur Friedman, avez-vous connaissance du terme juridique « conscience de culpabilité » ?
— Oui. Il se réfère à des actes commis par une personne, révélant que cette même personne est consciente que ce qu’il ou elle a fait est répréhensible.
— Bien dit, docteur. À présent, si quelqu’un abat cinq personnes puis s’enfuit, comme Alfred Brinkley l’a fait, cela ne montre-t-il pas qu’il avait conscience de sa culpabilité ? Cela ne montre-t-il pas que Mr Brinkley savait que ses actes étaient répréhensibles ?
— Écoutez, maître Castellano, tout ce que fait une personne quand elle est dans un état psychotique n’est pas illogique. Certains passagers de ce bac criaient et se dirigeaient vers lui dans l’intention de lui nuire. Il a fui. La plupart des gens, se retrouvant dans la même situation, se seraient enfuis.
Yuki jeta un coup d’œil furtif à David, qui l’encouragea d’un hochement de tête. Elle aurait aimé qu’il lui communique quelque chose par télépathie pour coincer Friedman, car elle était à court d’idées.
Et puis elle trouva.
— Docteur Friedman, votre instinct viscéral joue-t-il un rôle quelconque dans votre diagnostic ?
— Ma foi, oui. L’instinct viscéral, ou l’intuition, se compose de plusieurs strates d’expérience. Donc, oui, j’ai eu recours à mon instinct viscéral autant qu’à un protocole psychologique formel pour établir mon diagnostic.
— Et avez-vous déterminé si oui ou non Mr Brinkley est dangereux ?
— J’ai interrogé Mr Brinkley avant et après qu’on l’eut mis sous Risperdal et d’après moi, si on lui prescrit un traitement approprié, Mr Brinkley n’a rien de dangereux.
Yuki posa ses mains sur le bord du box des témoins. Fixant Friedman dans les yeux, occultant la salle d’audience, elle laissa parler la peur qu’elle éprouvait chaque fois qu’elle regardait le détraqué assis près de Mickey Sherman.
— Docteur Friedman, vous avez interrogé Mr Brinkley derrière des barreaux. Interrogez votre instinct viscéral sur ce qui suit : vous sentiriez-vous tout à fait à votre aise de rentrer en taxi assis à côté de Mr Brinkley ? Vous sentiriez-vous en sécurité de dîner en tête à tête avec lui à son domicile ? Ou encore de faire un trajet en ascenseur en sa compagnie ?
Mickey Sherman bondit.
— Objection, monsieur le président. On devrait tordre le cou à ces questions.
— Retenue, grommela le juge.
— J’en ai fini avec ce témoin, monsieur le président, conclut Yuki.