93.
Le Dr Sandy Friedman, le témoin suivant de Sherman, remonta la travée en direction du box des témoins. C’était un bon psy, qui avait fait ses études à Harvard. Il avait même le look de l’emploi avec ses lunettes griffées, son nœud papillon Brook Brothers et son faux air de Liam Neeson.
— Docteur Friedman, dit Sherman après que le témoin eut prêté serment et énuméré ses références, avez-vous eu l’occasion d’interroger Mr Brinkley ?
— Oui, à trois reprises depuis son incarcération.
— Avez-vous diagnostiqué sa maladie ?
— Oui. D’après moi, Mr Brinkley est atteint d’un trouble schizo-affectif.
— Pourriez-vous nous préciser de quoi il s’agit ?
Friedman se carra sur son siège, tout en se préparant à répondre.
— Un trouble schizo-affectif affecte la pensée, l’humeur et le comportement du sujet tout en y associant des éléments de schizophrénie paranoïaque. On peut le classer parmi les troubles bipolaires.
— » Bipolaire » signifie bien « maniaco-dépressif » ? demanda Sherman.
— » Bipolaire », au sens où ceux qui souffrent d’un trouble schizo-affectif passent par des hauts et des bas, connaissent des phases de dépression alternant avec des phases d’hyperactivité ou d’obsession. Mais ils parviennent souvent à gérer leur maladie pendant assez longtemps et à s’adapter plus ou moins en marge de la société.
— Entendent-ils des voix, Dr Friedman ?
— Oui, c’est le cas pour nombre d’entre eux. Il s’agit d’un des possibles aspects schizoïdes de cette maladie.
— Des voix menaçantes ?
— Oui. C’est ce qui constitue la paranoïa.
— Mr Brinkley vous a-t-il confié avoir l’impression que les gens à la télévision s’adressaient à lui ?
— Oui. C’est aussi un symptôme assez courant chez les individus atteints de trouble schizo-affectif... un exemple parmi d’autres de la coupure avec le réel. Et la paranoïa lui fait croire que ces voix s’adressent à lui.
— Pourriez-vous nous expliquer ce que vous entendez par « coupure avec le réel » ?
— Certainement. Dès le début de sa maladie, pendant son adolescence, il a toujours existé chez Mr Brinkley une distorsion dans ses pensées comme dans ses actes, ainsi que dans sa manière d’exprimer ses émotions et, plus important, dans sa manière de percevoir la réalité. C’est l’élément psychotique de son trouble... son incapacité à distinguer ce qui est réel de ce qui ne l’est pas.
— Je vous remercie, docteur Friedman, fit Sherman. Et maintenant, rapportons ça aux récents événements qui ont conduit Mr Brinkley devant ce tribunal. Que pouvez-vous nous en dire ?
— Dans tout trouble schizo-affectif, il existe en général un facteur précipitant qui provoque une aggravation du comportement délirant. À mon avis, dans le cas de Mr Brinkley, ce facteur précipitant a dû intervenir quand il a perdu son emploi. La perte de routine, l’expulsion de son appartement, tout ça a dû exacerber sa maladie.
— Je vois, docteur Friedman, Mr Brinkley vous a-t-il parlé de la fusillade à bord du bac ?
— Oui. J’ai appris au cours de nos séances que Mr Brinkley n’avait plus remis le pied sur un bateau depuis que sa sœur était morte lors d’un accident de voilier quand il avait seize ans. Le jour de l’incident du bac, il y a eu un facteur précipitant additionnel : Mr Brinkley a aperçu un voilier. Ce qui a déclenché les événements. En termes non professionnels, ça lui a fait péter les plombs. Il n’a plus été en mesure de distinguer l’illusion de la réalité.
— Mr Brinkley vous a-t-il dit avoir entendu des voix à bord de ce bac ?
— Oui. Il m’a dit qu’elles lui ordonnaient de tuer. Il faut comprendre que Fred renferme une violente colère liée à la mort de sa sœur. Elle s’est manifestée là, dans cette explosion de rage. Les autres passagers du bac n’étaient pas réels pour lui. Ils n’étaient que la toile de fond de ses hallucinations. Les voix étaient sa seule réalité, et la seule façon de les faire taire, c’était de leur obéir.
— Docteur Friedman, reprit Sherman en effleurant sa lèvre supérieure du bout de l’index, pouvez-vous affirmer avec une relative certitude médicale que lorsque Mr Brinkley a obéi à ces voix et abattu certains passagers du bac, il ne faisait pas clairement la différence entre le bien et le mal ?
— Oui. En me fondant sur mes entretiens avec Mr Brinkley et mes vingt ans d’expérience auprès de malades mentaux gravement atteints, mon opinion est qu’au moment de la fusillade Alfred Brinkley souffrait de troubles mentaux l’empêchant de différencier le bien du mal. J’en suis absolument convaincu.