2.
Des voiles d’un blanc aveuglant emplissent l’esprit de Fred tandis que le sang versé se répand. Le fidèle Bucky est chaud dans sa main. Fred balaie le pont du regard.
La voix hurle dans sa tête. Cours. Tire-toi de là. T’avais pas l’intention de faire ça.
Du coin de l’œil, Fred aperçoit un type baraqué lui foncer dessus au pas de charge, le visage rageur, avec un regard de fou. Fred relève le bras.
PAM.
Un autre homme, un Asiatique, l’œil noir et dur, la bouche réduite à une fine ligne blanche, tente de lui arracher Bucky.
PAM.
Une femme noire se tient tout près, bloquée sur place par la foule. Elle se retourne vers lui, joues rondes, yeux écarquillés. Elle le fixe bien en face et... lit dans ses pensées.
— Bon, fiston, dit-elle en tendant vers lui une main tremblante. Ça suffit comme ça. Donne-moi ce flingue.
Elle sait ce qu’il a fait. Comment elle le sait ?
PAM.
Fred éprouve du soulagement quand la clairvoyante s’abat comme une masse. Dans le petit compartiment avant, les gens se meuvent par vagues, se recroquevillent, passant de gauche à droite au moindre mouvement de tête de Fred.
Ils ont peur de lui. Peur de lui.
À ses pieds, la femme noire tient un téléphone portable entre ses mains sanglantes. Le souffle rauque, elle en presse les touches du pouce. Ah non, pas question ! Fred écrase du pied le poignet de la femme. Puis se penche pour la regarder au fond des yeux.
— Vous auriez dû m’empêcher, lui dit-il, les dents serrées. C’était votre boulot.
Bucky lui colle la bouche de son canon sur la tempe.
— Non, ne faites pas ça ! l’implore-t-elle. Je vous en prie.
— Maman ! hurle quelqu’un.
Un jeune black maigrichon, dix-sept, dix-huit ans peut-être, se dirige vers lui en brandissant un morceau de tuyau, qu’il lève au-dessus de son épaule, à la manière d’une batte de base-ball.
Fred appuie sur la détente au moment où le bateau tangue à nouveau. PAM.
Le tir manque sa cible. Le tuyau métallique tombe, voltige à travers le pont et l’ado court vers la femme, se jetant sur elle. Pour la protéger ?
Les gens plongent sous les bancs et leurs cris montent autour de lui comme des langues de feu.
Au bruit des moteurs se joint le fracas métallique de la passerelle qui se met en place. Bucky reste braqué sur la foule pendant que Fred regarde pardessus la rambarde.
Il évalue les distances.
Il y a un mètre vingt jusqu’à l’infrastructure de la passerelle, puis encore un sacré saut jusqu’au quai.
Fred empoche Bucky et pose ses deux mains sur la rambarde. Il bondit par-dessus et atterrit sur les semelles de ses Nike. Un nuage passe devant le soleil, masque Fred, le rendant invisible.
Presse-toi, matelot. Vas-y.
Et c’est ce qu’il fait... Il saute sur le quai puis court vers le marché, où il se fond dans la cohue qui peuple le parking.
Il gagne ensuite l’Embarcadero en marchant d’un pas presque décontracté sur un demi-bloc.
Il fredonne en dévalant au trot les marches jusqu’au quai du BART[1], fredonne toujours en prenant le train qui le ramène chez lui. T’as réussi, matelot.