CHAPITRE VII

J’étais assise près de l’unique fenêtre de notre maison quand le vieil Abram entra. Il portait sous le bras un petit sac de toile. Son regard un peu terne s’éclaira quand il m’aperçut.

— Je parie que tu viens de dormir, Clara…

— Oui, avouai-je. Je me suis allongée après notre repas, et le sommeil m’a prise presque aussitôt. J’étais très lasse. Alik a dû sortir sans bruit, j’ignore où il est allé.

— Je le sais, moi, murmura-t-il. Mais je suis venu pour autre chose…

Il posa sur la table le sac qu’il portait.

— On vient de me donner ça, fit-il, et j’en suis fort embarrassé. J’ai pensé que cela amuserait Vani.

— Qu’est-ce que c’est ?

Il retirait du sac un petit animal guère plus gros que mes deux poings, et dont les yeux ronds au regard plein d’innocence ne trahissaient pas la moindre crainte. Je reconnus un jeune dahur, né depuis quelques jours à peine.

— J’ai pensé qu’il tiendrait compagnie à Vani, dit-il. Ces animaux sont totalement inoffensifs. Sa mère vient de mourir… Qui l’allaitera ? Tu peux le sauver, Clara.

Sa voix sonnait faux et tout, dans son attitude, trahissait la gêne. Il me regarda avec un pâle sourire crispé.

— Tu permets, n’est-ce pas ?

Il avança vers le lit et posa le jeune dahur sur la couverture. Vani dormait. Un peu inquiète, je m’approchai. Le petit animal sentait la chaleur du corps et, maladroitement, alla se pelotonner au creux d’une épaule. Cela suffit à réveiller Vani qui ouvrit les yeux et s’agita. Le dahur leva la tête et mon enfant l’aperçut.

Je cessai de le regarder pour m’attacher au visage d’Abram, sur lequel je lus une expression d’amère curiosité. Puis les lèvres du vieillard s’amincirent. On eût dit que ses yeux ne pouvaient se détourner du petit lit.

Vani avait tendu les bras, un sourire aux lèvres… Mais quel sourire ! Les joues de mon enfant se contractaient, son cou se raidissait, ses yeux se glaçaient. Je le crus malade, et j’allais me pencher vers lui, très inquiète. Abram m’en empêcha.

— Laisse, Clara…, murmura-t-il.

J’aurais pu le bousculer, j’étais plus solide que lui, mais je me contentai de balbutier :

— Non !… Oh, non !…

Les mains de Vani s’étaient refermées que le cou du bébé dahur. Je tentai de m’en persuader, mon enfant avait saisi l’animal ainsi sans idée préconçue… mais il se mit à serrer, malhabile, de toutes ses forces naissantes. En même temps, alors que naissait sur son visage une expression de cruauté satisfaite, un peu de bave suintait à la commissure de ses lèvres.

Je n’ai jamais su s’il avait eu la force de le tuer, car Abram m’entraînait à quelques pas, horrifiée, la tête vide.

— De toute façon, murmura-t-il, Vani aurait bientôt subi l’épreuve imposée par le Conseil. Je suis venu sans perdre une minute car je connais à l’avance la décision du Conseil : nous ne pouvons courir le risque d’accepter un Tueur parmi nous.

Peu à peu, je recommençais à raisonner.

— Vous avez accepté Alik, dis-je. Il a réussi à chasser ses instincts mauvais. Lui et moi, nous élèverons si bien Vani que…

— Alik vient de quitter le village pour toujours, souffla-t-il. On domine ses instincts pendant des semaines, des mois, des années… puis ils reprennent le dessus. Alik a égorgé l’ayatoll. Après quoi, il a compris de lui-même qu’il n’avait plus rien à faire ici. Alors je suis venu… pour donner à ton enfant une dernière chance.

Dans un murmure, il ajouta :

— C’est toi qui décides, Clara.

Puis il sortit. « Nous ne pouvons accepter un Tueur près de nous…» Ils allaient se débarrasser de Vani ! La mort, le torrent, ou l’abandon sur quelque colline… à un an !

Je courus vers la porte.

— Abram !

Il se retourna.

— Alik est-il parti depuis longtemps ?

— Il n’a probablement pas encore atteint la forêt, répondit-il. Je suis venu très vite.

J’allai vers le petit lit, je pris Vani dans mes bras, roulé dans la couverture, et je sortis en courant. Je passai près d’Abram sans le voir. Le sentier… où était le sentier ? Ah, le voici…

La pente était rude, mais je courais toujours pour sauver mon enfant.