CHAPITRE II
La nuit fut dure comme le sol sur lequel nous étions couchés. Au réveil, on mourait de soif. C’est ça, la vie dans la montagne sans neige : essayez de boire ! Les sources y sont plutôt rares en altitude.
Cependant, nous avions franchi la crête et nous commencions à marcher vers une autre vallée quand Rol murmura :
— Clara… Raconte-moi…
Je savais ce qu’il voulait dire. Au village, j’étais seule à connaître par cœur la Légende, mot à mot, et on prétendait que je la récitais à merveille.
— Rol, fis-je en soupirant, je te l’ai déjà racontée cent fois !
— Oui, répondit-il, obstiné. Mais tu m’as affirmé toi-même qu’on pouvait découvrir l’origine des Tueurs… et que l’on pourrait peut-être lutter contre eux quand on connaîtrait cette origine. Moi, je veux la découvrir. Je suis aussi intelligent qu’un autre.
De nouveau, je soupirai. Pourquoi avais-je confié cela à Rol ? C’était ma conviction profonde, certes, mais Rol n’était pas capable de suivre les chemins détournés de mon raisonnement.
Tous les villages possédaient leurs Légendes, que les vieux avaient apprises de leurs parents et qu’ils répétaient tant bien que mal à leurs enfants. Mais une seule Légende était commune à tous les villages que nous avions pu atteindre parce qu’ils étaient relativement proches du nôtre : celle des Trois Lunes.
Je jetai un regard vers le ciel. Il n’y avait que la petite. Bien entendu, on ne voyait que rarement les Trois Lunes. Elles ne circulaient ensemble que de temps à autre, sans qu’on sache pourquoi, et de jour on ne voyait guère que la plus grosse. Bien que, parfois, on puisse deviner les deux autres.
On leur avait donné un nom, mais celui-ci différait d’un village à l’autre, aussi, pour ma part, je préférais dire : « Grosse Lune », « Lune Moyenne », « Petite Lune ».
Je trébuchai sur un gros caillou et Rol me retint en glissant prestement son bras autour de ma taille. C’était ça que j’aimais en lui : il ne cessait de me surveiller, comme si j’avais été un objet précieux.
— Raconte ! implora-t-il. J’aime entendre la Légende !
Alors je pris ma voix chantante, et je commençai.
* *
*
… En ce temps-là, il y avait des millions d’habitants sur la Terre.
(Cette prétention, dans la Légende, m’a toujours fait sourire. Car enfin, si je ne sais ni lire ni écrire – personne ne sait au village – je sais compter, et bien, et vite. Il y a longtemps, j’avais tenté de savoir au juste ce qu’était « un million ».
J’avais commencé à aligner des cailloux les uns à côté des autres. J’étais encore une enfant, et cela m’amusait. Au début, jusque vers deux ou trois mille, cela n’avait pas posé de problème. Puis il avait fallu que j’aille de plus en plus loin pour ramasser des cailloux.
Comme j’y travaillais de moins en moins chaque jour, cela marchait de moins en moins vite. J’avais abandonné à la fin de la semaine, à la fois parce que j’avais compris qu’un tel travail demandait sans doute des mois, et parce que… je ne trouvais plus de munitions autour de la maison.
Des millions d’habitants sur Terre !… Quelle folie ! Où les aurait-on mis ? Chacun le sait, seules les vallées sont fertiles. Même dans les grandes plaines, loin de notre montagne, rien ne peut vivre.
Une mystérieuse maladie ronge la végétation rabougrie, et depuis beau temps les animaux se sont réfugiés près des torrents. Mais la Légende disait ainsi, et je récitais la Légende.)
…Ils habitaient dans d’immenses cités…
Ça, c’est vrai jusqu’à un certain point. Loin, très loin de la vallée, des téméraires ont découvert les ruines de centaines de maisons groupées. Des centaines, mais non des millions !
…Et là, ils ne manquaient de rien. Ils n’avaient jamais faim : à l’heure des repas, ils absorbaient des « pilules » sans goût qui les nourrissaient à merveille. Quand ils avaient soif, ils appuyaient sur un bouton et recevaient un verre de bonne boisson parfumée, comme celles que nous fabriquons parfois quand la récolte de fruits est abondante. Mais en échange de cette existence facile, on leur demandait quelque chose : travailler du matin au soir à la même machinale besogne. Certains vissaient un boulon, toujours à la même place, du lever au coucher du soleil. D’autres tiraient une manette, toujours la même, à intervalles réguliers. D’autres encore se livraient à des travaux du même genre, à des heures rigoureusement fixées.
— Tu veux dire, fit Rol, que les Humains, dans ta Légende, n’étaient pas libres ?
— Si fait, répondis-je avec un petit rire. La preuve, c’est qu’ils élisaient eux-mêmes leurs chefs, comme nous élisons celui du village.
— Mais alors… pourquoi continuaient-ils de vivre ainsi ? Moi, j’aurais…
Je hochai la tête. J’avais eu tout loisir de réfléchir à ça depuis que je connaissais la Légende.
— Eh bien, Rol, je pense qu’ils étaient endormis par leur vie facile. Ils redoutaient un changement brutal. Qu’auraient-ils fait si on les avait privés de leur bien-être ? Vois chez nous ! L’année dernière, Gourag voulait être Chef et demandait la place du vieux Hart. Mais Hart a toujours exigé que l’on ne change rien à nos coutumes, à notre mode de vie, et que chacun de nous conserve le lopin de terre qui lui a été accordé quand il était jeune. Gourag, lui, désirait que l’on modifie cela dans un sens plus juste.
— Comment cela, plus juste ?
— Eh bien, les années passent, et les jeunes qui veulent s’établir n’obtiennent plus que des terrains à peu près incultes, parce que toute la bonne terre est entre les mains de quelques familles qui, le moment voulu, en font donation à leurs enfants. Et Gourag n’a obtenu qu’une voix sur trois : celle des jeunes. Et encore, pas de tous… Pas de ceux dont les parents possèdent les meilleurs terrains.
— Je crois que je comprends… Continue.
…En ces temps-là, la Terre était gouvernée par trois hommes : Klausky, Robson et Sotto. Tout le pouvoir était entre leurs mains. Seul échappait à leur domination un certain Blanchard, d’une intelligence supérieure, inventeur d’une arme terrifiante qui épouvantait jusqu’aux trois dictateurs. Il s’était retiré sur une île où de gigantesques usines travaillaient à la réalisation d’un projet qui lui tenait à cœur.
— Qu’est-ce que c’est, une « usine » ? me demanda Rol intrigué.
Je répondis avec un certain dépit :
— Je ne sais pas au juste. Je suppose qu’il s’agissait d’énormes maisons où une foule d’humains travaillaient, comme je te l’ai dit tout à l’heure, pratiquement sans un instant de repos, pour fabriquer des choses qu’ils jugeaient nécessaires, et dont on pouvait fort bien se passer, nous en avons fourni la preuve.
— Et… C’était pour eux, ce qu’ils fabriquaient ?
— C’était à eux… à la condition qu’ils le paient quand ils avaient terminé.
Il secouait la tête.
— Je ne comprends pas, Clara. Ils fabriquaient quelque chose de leurs mains, et on le leur faisait payer pour qu’ils puissent l’utiliser ?
— Il semble qu’ils vivaient ainsi, murmurai-je, rêveuse.
* *
*
J’allais reprendre mon récit chantonné quand Rol me dit avec ravissement :
— Si on s’asseyait un peu ? J’aime cette histoire. Chaque fois que tu la racontes, elle résonne en moi.
Mon sourire fut assez triste. Avec une certaine muflerie, je me dis que mon histoire avait toute la place voulue pour résonner dans sa tête à peu près vide. J’éprouvais pour lui une certaine affection mais, évidemment, si j’avais eu le choix ce n’est pas lui que j’aurais choisi.
Oui, mais voilà… Nous n’avions pas le choix au village. Les enfants y mouraient jeunes, de maladies auxquelles toutes les herbes de la montagne ne pouvaient rien, si bien que la population, d’après les vieux, augmentait à peine.
Peut-être était-ce un bien, car sans cela où se seraient établis les fils et les filles des possédants ? Nous avions vécu avec nos parents, Rol et moi, sur un terrain relativement fertile, mais tout le reste de la vallée n’était que pierrailles.
— Continue ! implora-t-il. Ça me fait rêver…
J’ignorais qu’il rêvait. La nuit, il ne parlait pas, et moi pas davantage, du moins je l’espérais.
J’allais commencer quand un rire féroce retentit derrière nous. Je me retournai, saisie. C’était un ayatoll. Nous étions perdus. Il allait alerter le Tueur.