CHAPITRE II (Suite)
— Ainsi, fit Alik rêveur, les Humains d’aujourd’hui n’ont été créés par aucun dieu. Ils ne sont que la suite de ceux d’autrefois : humains suite d’humains…
— Oui, Alik.
— Mais pourquoi existe-t-il encore des Tueurs depuis des siècles et des siècles ?
J’intervins.
— Quand je vivais dans mon village, Alik, je possédais un petit élevage de racouts. Tu les connais certainement, cette espèce est répandue un peu partout, même dans la forêt, même dans la montagne, et la chair en est succulente.
— Oui. Eh bien ?
— La femelle m’avait été donnée par des amis, elle était en captivité, alors que le mâle, pris au filet dans la montagne, était sauvage et agressif. Quand les petits naissaient, je devais surveiller toute la nichée, et supprimer ceux qui avait hérité la sauvagerie de leur père, car ils auraient tué tous les autres. Et, bien entendu, je faisais en sorte que le mâle ne puisse les dévorer. Les portées étaient en général de huit à dix. Au début, j’étais obligée d’en supprimer la moitié. D’année en année, j’ai constaté qu’une sorte d’équilibre s’établissait.
— Comment cela ?
— Il naissait encore des Tueurs, mais moins qu’au début.
Le vieillard rêva, puis dit :
— Ce qui est valable pour des animaux ne l’est pas pour des Humains, voilà la conclusion que je tire de ton récit, jeune femme. Chez les Tueurs ne naissent presque que des Tueurs, et chez nous à peine un de-ci de-là. Pourquoi ?
— Parce que, expliquai-je, les Tueurs ne s’accouplent qu’entre eux, et les limaces aussi. Il est normal que d’un couple de Tueurs ne naissent presque que des Tueurs. Comment voulez-vous qu’un équilibre s’établisse dans ces conditions ?
— C’est possible, répondit Alik. Mais qu’y faire ? Si chez nous, Tueurs, nous cessons d’éliminer ceux qui ne tuent pas, ils se feront massacrer par les autres.
— C’est faux, répliquai-je, et tu es la preuve du contraire. On peut être habile au combat et ne pas tuer. Vois les gens d’ici. Ils ont supprimé les Tueurs de l’Ordre Établi, mais c’était pour protéger leur village. Et ils ne t’ont pas égorgé, toi, pas plus que Géli.
— Où veux-tu en venir, jeune femme ?
— Si on laissait le monde se développer dans l’harmonie, depuis bien longtemps les Tueurs n’y seraient plus qu’une infime minorité. Au besoin, on les châtierait sévèrement.
— On ne brutalise pas les fous, murmura le vieillard. Ils ne sont pas responsables de leur folie.
— Un Tueur n’est pas davantage responsable de ses instincts sanguinaires. Mais ils constituent un danger mortel pour tous les autres. Les priver d’armes, les enfermer, voire les supprimer comme vous le faites, ne constituerait pas une punition, un châtiment, mais une protection pour tous ceux qui désirent vivre en paix.
— Tu reprends là le rêve de certains d’entre nous, jeune femme. Hélas ! Nous ne sommes pas assez nombreux pour leur imposer notre Loi.
Je me mis à rire.
— Je sais, moi, comment il faut agir. Et vous n’aurez même pas à intervenir, du moins tant qu’ils seront nombreux. J’ai toujours remarqué que l’orgueil, la colère et parfois la jalousie dictaient leur conduite. C’est en utilisant ces leviers qu’il faut agir, répliquai-je.
* *
*
Ils rêvassaient. Je n’ai jamais compris pourquoi les hommes d’action rêvassent de temps en temps. Sans doute pensent-ils à leur avenir, à ce qu’ils pourraient devenir si leurs projets se réalisaient.
Et ça leur fait perdre du temps, ce qui en donne à leurs adversaires. À quoi bon se demander « jusqu’où monterai-je ? » tant qu’on n’est pas sûr de s’envoler ?
Je supposai qu’ils m’avaient mal comprise, et je répétai :
— Ce qui caractérise tous les Tueurs (je parle des vrais) c’est l’orgueil de caste, les flambées de colère, une certaine forme de jalousie qui les oppose les uns aux autres. Je ne parle pas de jalousie à cause des femmes : je l’ai appris, c’est un sentiment qui leur échappe. Mais ils envient ce que possèdent les autres quand ils ne l’ont pas eux-mêmes. Et ils désirent se le procurer à tout prix. Joignez cela au plaisir qu’ils éprouvent à tuer… et concluez.
— Clara, murmura Alik, je ne vois pas. Certes, tout bon Tueur est heureux de risquer sa vie dans un duel contre un autre qu’on estime supérieur à lui. Mais cela se résume à quelques pertes humaines chez eux, et ne modifie en rien leur Loi et leur civilisation. Grâce aux armes dont ils disposent, leurs cités sont imprenables, même par surprise, par des adversaires tels que ceux de ce village.
Je souris en le regardant.
— Supposons que la population d’une autre cité de Tueurs attaque Galican.
— Cela s’est déjà produit autrefois, souffla-t-il.
— Et que l’ennemi s’empare de la cité de Galican.
— Suivant la Loi, ce serait la mort pour tous les habitants de la cité. Mais cela est impensable. Pour dresser les cités les unes contre les autres, je ne vois nul moyen.
Je le regardai longuement. Devais-je lui avouer à quoi – à qui – je pensais ? Pauvre cher Alik ! Il vivait dans un rêve. Puis, je me décidai.
— Une femme, fis-je. Une Tueuse. Des Tueurs voudront d’elle, et elle ne voudra pas d’eux… parce qu’elle en aime un autre du plus profond de son cœur. Elle errera de cité en cité, dressant les uns contre les autres ceux qui la désireront. Il me semble qu’autrefois, dans les Légendes antérieures à celle des Lunes, on parlait d’une guerre déchaînée à cause d’une femme, et à la suite de laquelle plusieurs pays perdirent presque tout leur sang.
— Oui, dit le vieillard. J’ai retrouvé cette Légende. La femme se nommait Hélène.
— Eh bien, cette fois, ce sera Géli.
Alik devint tout pâle, mais ne répondit pas.