CHAPITRE VI
— Ne retourne pas à Galican…, murmura le vieillard.
Je me souvins tout à coup de son nom : Abram. Nous étions assis tous les trois sur de rustiques escabeaux qu’Alik avait façonnés lui-même, dans notre maison au toit couvert de ces pierres gris-noir que l’on extrait de la colline, et qui se débitent assez aisément en panneaux.
Alik, la tête basse, écoutait, mais je sentais que sa détermination était prise. Il partirait… croyait-il ! Et je dissimulais de mon mieux un léger sourire, car il resterait quand il m’aurait entendue.
— Alik, reprit Abram presque solennel, je t’étudie depuis que vous nous avez demandé asile. Tu l’as affirmé et répété, ceux qui tuent par plaisir, par instinct, seront progressivement éliminés dans les temps à venir. Ne le crois-tu plus ?
— Je le crois plus que jamais.
— Or, que veux-tu faire ? Revenir dans la Cité dont tu es le Seigneur et le Maître, et favoriser ainsi un renouveau dans les massacres de limaces et la destruction des villages ! La civilisation de vos Cités va s’écrouler, les ayatolls écraseront sous leur nombre les rares Tueurs qui chercheront à leur résister.
— Pas si je dirige Galican ! gronda Alik.
— Admettons-le. Admettons que tu puisses sauver tes anciens compagnons de jeu et établir ton pouvoir sur la Cité. Continueras-tu à détruire les villages et leurs limaces ?
— Jamais !
— Alors, tu mécontenteras ceux que tu auras sauvés, et ils comploteront contre toi avec l’appui des ayatolls.
— Je les briserai !
— À moins qu’ils ne te brisent. En résumé, quoi qu’il se passe, tu aideras à perpétuer la civilisation des Tueurs, toi qui prétends la haïr.
Alik ne répondit rien. D’ailleurs le vieillard reprenait, solennel :
— Tu oublies autre chose. En t’établissant ici avec ta compagne, vous avez accepté librement nos règles et nos coutumes. Notre Loi est formelle : tu n’as pas le droit de quitter ce village.
Il se leva, impassible, sortit sans hâte.
— Je vous laisse. Ta compagne veut te parler d’un fait qui vaincra ton entêtement.
Les yeux ronds, je me demandai comment il savait cela. Je n’étais pas loin de croire que les gens âgés possèdent un don de divination.
— Que veut-il dire ? me demanda Alik avec méfiance.
— Que tu ne peux pas partir, car j’attends un enfant.
Ses yeux s’écarquillèrent.
— En es-tu certaine ?
— Oui. Je n’osais t’en parler… J’ignorais si cela te ferait plaisir.
Bien sûr, je mentais. Je savais qu’il allait me prendre dans ses bras, fou de joie. Et il le fit. Et il ne partit pas.
* *
*
Notre enfant avait près d’un an quand, par hasard, nous eûmes des nouvelles de Galican.
Un ayatoll aux trois quarts mort de faim se présenta au village, à bout de forces, hirsute, boitillant, maigre à faire peur. On ne l’égorgea pas, car il était sans armes et ne manifestait aucune intention hostile.
Il raconta qu’il s’était enfui de la Cité afin d’échapper à une étrange machine de mise à mort que les nouveaux chefs utilisaient depuis peu. Aux mots « nouveaux chefs », Alik avait sursauté. Il obtint sans difficulté les renseignements qu’il souhaitait.
Galican avait appris très vite la mort de son Seigneur ainsi que des Tueurs les plus résolus. Les ayatolls s’étaient révoltés, avaient massacré ceux des Maîtres qui n’avaient pas suivi leur Seigneur, y compris les frères d’Alik, et s’étaient approprié leurs richesses.
Pendant des jours et des jours, « enfin libres », ils avaient fait bombance tout en fouillant la ville afin de se débarrasser par la mort des femmes et des enfants des Tueurs.
Après quoi ils s’étaient divisés en plusieurs clans, chacun de ceux-ci étant dirigé par le plus intelligent ou le plus ambitieux. Certains parlaient d’attaquer les Cités les plus proches. Ces derniers ne constituaient pas une majorité, certes, mais ils se distinguaient par leur activité et leur férocité. Ils s’en prenaient à tous les autres groupes incapables de s’unir, et les exécutions se succédèrent au point que les plus puissants de leurs adversaires tremblaient devant eux.
Le nouveau venu avait précisément dirigé l’un de ces groupes modérés, et n’avait dû son salut qu’à la fuite.
À la question : « À ton avis, comment la situation va-t-elle évoluer ? » la réponse fut nette. Dans quelques mois, les plus exaltés prendraient le pouvoir et décréteraient l’état de guerre contre certaines Cités où les ayatolls n’avaient pas osé se révolter.
— Et notre village ?
Il haussa les épaules. On l’avait mal compris, dit-il. Les villages n’avaient aucun intérêt car les ayatolls ne tuent pas par plaisir : ils cherchent à libérer ceux des leurs qui vivent encore comme des esclaves.
— Peut-être est-ce un bien, fit quelqu’un d’une voix rêveuse.
— Non, repartit l’homme. Pas de la façon dont il s’y prennent. Dans certaines Cités, on a appris ce qui se passe à Galican… et parfois les ayatolls préfèrent l’autorité d’un Tueur à l’anarchie ou à certain pouvoir plus exigeant encore.
Il demanda à boire. Pendant qu’il se rafraîchissait, les gens du village discutaient à voix basse.
— Ainsi, demanda enfin l’un d’eux, tu es sûr qu’ils ne nous attaqueront pas ?
— Pourquoi le feraient-ils ? Encore une fois, ils ne tuent pas par plaisir, mais pour servir des desseins d’une spiritualité tordue ou d’une ambition qu’ils tentent en vain de cacher. Votre village n’est rien à côté d’une Cité. Pour les uns, à quoi bon vous convaincre d’échapper à la main de vos tyrans puisque vous n’en avez pas ! Pour les autres, vous n’êtes qu’un infime groupuscule sans poids.
* *
*
Les humains sont ainsi bâtis qu’ils croient aisément ce qui les conforte. Dès qu’on fut à peu près certain qu’on n’avait rien à redouter des ayatolls, chacun rentra chez soi. Le sort du réfugié serait réglé par le Conseil.
Cependant, Alik avait entraîné l’ayatoll près du torrent et, à son regard, je sus qu’il ne tenait pas à ce que je le suive. Ils discutèrent pendant longtemps, et je finis par m’éloigner pour allaiter Vani. Mon cœur était lourd, sans que je tienne vraiment à savoir pourquoi.
* *
*
… Quelques semaines s’écoulèrent encore sans que, en apparence, rien ne fût modifié dans notre vie quotidienne, sinon qu’Alik s’assombrissait de jour en jour. Je croyais comprendre le chagrin qui le rongeait.
Non seulement il avait perdu son père, sa sœur et ses frères, mais aussi la Cité dans laquelle il avait été élevé. Il m’aimait toujours, j’en étais certaine, et il adorait Vani, mais en lui quelque chose avait changé.