CHAPITRE VII

Pendant quelques secondes, je pensai que cette gosse racontait n’importe quoi, comme je l’avais fait à son âge, comme le font tous les enfants. Mais elle n’avait eu vraiment qu’un regard indifférent pour le poignard glissé à ma ceinture, et c’était la preuve que cet objet ne lui était pas étranger, qu’il existait dans sa vie habituelle.

Alors ? Etait-ce vrai ? Tous les hommes du village possédaient-ils des armes ? Les prenaient-ils aux Tueurs ? Noyaient-ils ensuite les Tueurs dans le torrent ?

Rien de tout cela ne semblait impossible. Souvent, je m’étais demandé pourquoi ceux des villages ne tentaient jamais de résister aux Tueurs. Ma conclusion : ils étaient lâches, d’une écœurante lâcheté. Et pourtant, moi, j’en avais connu qui ne l’étaient pas, en particulier Rol.

En général, un seul Tueur se présentait, accompagné de quatre ou cinq ayatolls, et le village comportait une cinquantaine d’hommes solides. Avec des ruses, des pièges, peut-être aurait-on pu…

Mais non ! La débandade, la fuite éperdue. On aurait pu se dissimuler et attaquer par surprise plutôt que d’accepter la mort ! Mourir pour mourir, autant se ménager une petite chance… La vérité, c’est que la peur avait tissé sa toile dans la tête des gens des villages. La Peur… Les Tueurs ne la connaissaient pas, et peut-être était-ce la raison pour laquelle ils étaient des Tueurs.

« On les noie dans le torrent »… Mais alors, les habitants de ce village avaient des habitudes de Tueurs ? J’établissais une énorme différence entre celui qui tue pour sauver son existence et celui qui massacre par plaisir.

Un Tueur désarmé ne représente plus aucun danger. Pourquoi le noyer dans le torrent ?

Il est vrai que la gamine avait ajouté : « Il ne faut pas qu’ils répètent à leurs amis qu’ils ont découvert notre village. » Cela me fît frissonner. Car dans ces conditions Alik et Géli étaient condamnés.

Jamais ceux du village inconnu ne leur accorderaient la vie sauve. Moi, la limace, oui. Eux, les Tueurs, non. Donc, je devais empêcher mes compagnons de s’approcher davantage.

— Ila, dis-je, peux-tu me conduire chez toi ? Je ne suis pas une Tueuse, tu le vois.

Son rire me glaça.

— Même si tu l’étais, répondit-elle, pourquoi refuse-rais-je ? Les hommes doivent commencer à revenir de la chasse. Alors… Il n’y a aucun risque pour le village.

— Ils n’ont vraiment pas peur des Tueurs ?

Elle murmura gentiment :

— Pourquoi en auraient-ils peur ? Tous nos hommes sont robustes, accoutumés aux longues randonnées dans la forêt… Ils sont plus solides que les quelques Tueurs qu’ils ont vus !

Malicieuse, elle ajouta :

— Et armés aussi bien qu’eux…

Le gamin prit la parole pour la première fois, sans retirer son doigt de son nez, ce qui donnait à sa voix d’étranges intonations :

— Je suis sur la liste, fit-il.

— Quelle liste ?

Il interrogea du regard sa compagne qui répondit à sa place :

— Quand l’un des nôtres meurt, on distribue ses armes à ceux qui n’en ont pas. Valy vient d’y être inscrit. Oh, il attendra pendant quelques années… à moins que…

— À moins que quoi ?

— Que l’on découvre une nouvelle Cité perdue.

J’en conclus que la plupart des armes qu’ils possédaient provenaient de l’une de ces nécropoles dont j’avais entendu parler par les vieux de chez nous, qui, eux-mêmes, tenaient le renseignement de leurs parents.

À l’époque où les Lunes avaient fini de se battre entre elles, toute vie humaine avait disparu sur Terre, mais les armes étaient restées, du moins en certains lieux privilégiés.

On retrouvait parfois l’une de ces réserves, dévastée par les générations qui nous avaient précédés.

— Pouvez-vous me conduire au village ? demandai-je.

— Bien sûr ! Viens.

Je compris presque tout de suite pourquoi les Tueurs n’avaient que rarement attaqué ces limaces : on ne pouvait accéder chez elles à cheval. Et seuls quelques rares Tueurs se déplaçaient à pied.

Le village était blotti au fond d’une cuvette, au centre d’une circonférence de collines aux flancs abrupts, et l’on n’y accédait que par des sentiers sur lesquels aucune monture n’eût osé s’aventurer.

Quand nous atteignîmes la crête, je vis les maisons, à mes pieds. Mieux bâties que celles de mon clan, elles étaient alignées suivant deux axes en croix. Mais ce qui me frappa surtout, c’est qu’il ne pouvait y avoir aucun cours d’eau. Pas le moindre ruisseau.

Comment se serait-il écoulé hors de cette cuvette ?

— Clara, me dit la fillette… Regarde… Les hommes reviennent.

Sur le flanc opposé, j’apercevais en effet quelques silhouettes qui dévalaient une sente.

— Ila, demandai-je soudain… Crois-tu qu’ils vont m’accueillir avec amitié ?

Elle me jugea, m’évalua en levant et en baissant la tête, très sérieuse, puis son visage s’éclaira.

— Tu n’es pas une Tueuse, et tu es très jolie. Alors ? Pourquoi ne t’accueillerait-on pas ?

— Et si j’étais laide ?

— On t’accueillerait avec moins de plaisir. Personne n’y peut rien : les gens laids sont laids. Mais on te recevrait tout de même.

Je pensais à Alik et à Géli. Beaux tous deux, mais Tueurs. D’après ce que j’avais entendu, il n’y avait pas de place pour eux au village. Et pourtant, je le savais, Alik y viendrait tout de même, et Géli le suivrait.

Allait-on les noyer dans le torrent ? Quel torrent ? Il ne pouvait y en avoir au fond de cette cuvette ! L’enfant m’avait-elle raconté des mensonges ?

Tout en réfléchissant, je suivais les deux gosses sur un sentier à peine praticable.

Eh bien, si, le torrent était là. Comme un caprice de la nature. Il dévalait d’une bouche béante au bas de la falaise nord, traversait le village, et s’engouffrait dans une faille au pied de la muraille rocheuse.

Derrière les deux enfants, je continuai à descendre en pensant aux Tueurs que l’on immolait dans la rivière… en pensant à Alik… Peut-être se contentait-on de les jeter dans le cours d’eau, et le courant les emportait-il sous la colline jusqu’à quelque résurgence ?

Certains avaient peut-être survécu après un dramatique voyage souterrain. Ça me fit frissonner.

* *
*

Quand j’aperçus l’homme, il était à un pas de moi. Sans doute venait-il de quitter l’abri d’un rocher que nous avions contourné. Il me dévisageait, surpris, avec des yeux d’enfant émerveillé dont rien n’a gâté le regard.

— Qui es-tu ? fit-il.

Je ne répondis pas tout de suite. J’en étais incapable. Alik était beau, mais celui-là, c’était la beauté parfaite. Et je lisais dans ses yeux qu’il me trouvait belle.

— Qui es-tu ? répéta-t-il avec un soupçon d’impatience.

— Je suis Clara, la femme d’un Tueur.

J’attendais un sursaut, je notai simplement une nuance d’étonnement dans ses yeux gris.

— Toi, femme d’un Tueur ? Mais tu n’es point vêtue comme elles le sont !

— Alik, mon époux, n’est pas un Tueur comme les autres. Il ne tue pas. Cela semble inimaginable, n’est-ce pas ?

Il avait fermé les yeux à demi, si bien que le regard émerveillé ne filtrait plus entre ses paupières.

— Point du tout, fit-il. Nous en avons connu d’autres.

Mon cœur battait à grands coups quand je demandai :

— Qu’en avez-vous fait ? Les avez-vous noyés dans le torrent ?

Son rire me montra ses dents très blanches.

— On ne m’a jamais noyé, Clara.

— Mais tu n’es pas un Tueur.

Il me regarda droit dans les yeux.

— Je suis, comme celui que tu aimes, un Tueur qui ne tue pas. Mon nom est Sark, et je me suis réfugié ici parce que mon père voulait me contraindre à tuer sans raisons.

Etait-ce possible ? Ces limaces accueillaient donc certains Tueurs et vivaient avec eux en bonne intelligence ? Mais alors Alik n’avait rien à craindre ! Puis je pensais à Géli… Puis à cet étrange village où rien ne se passait comme dans le mien… Puis au regard émerveillé de Sark… Puis encore à Alik… Puis à… Tout cela en une fraction de seconde.

— Allons, viens, dit Sark sur un ton de légère impatience.

Il se mit à marcher près de moi. Les deux gosses nous précédaient.