CHAPITRE VI

Je redoutais la réaction des ayatolls qui, bien évidemment, allaient aider leur maître. J’ignorais alors que, dans cette étrange civilisation des Tueurs, ces sortes d’esclaves n’appartiennent pas à un seul, mais à toute la communauté.

Plus tard, j’appris à reconnaître leur impartialité et même leur courage. Ils se rangèrent contre le mur, non loin de moi, bras ballants, à la clarté vacillante des torches.

Le combat commença. Dès les premiers coups portés, je respirai plus librement car, à l’évidence, Alik Un dominait en tout son adversaire. Il parait les coups avec aisance, mais il ne frappait pas.

La rapidité des gestes de ces deux Tueurs me paraissait invraisemblable. J’avais déjà vu se battre des hommes du village, et avec des couteaux. Ils prenaient toujours la précaution de protéger leur bras non armé grâce à des lanières de peau soigneusement enroulées, et ce bras détournait les coups dangereux.

Ici, rien de tel. Gark Trois et Alik Un combattaient torse nu, avec un long poignard. Mais leurs réflexes étaient tels que, lorsque Gark frappait, la lame d’Alik venait aussitôt à la parade.

Je me souvins tout à coup d’une phrase prononcée par l’un des ayatolls :

— « Nous te connaissons pour t’avoir vu aux Jeux où tu as triomphé. »

Toute crainte s’évanouit en moi. Puis, à la réflexion, je me demandai pourquoi j’avais, d’instinct, pris parti pour Alik Un. En moi-même, je tentais de m’en persuader, c’était parce qu’il ne tuait pas. Un Tueur qui ne tue pas ! Cela pouvait-il exister ?

Mais on a beau se bercer d’illusions, la vérité finit par troubler celles-ci et par les dissiper. Je regardais Alik Un, je me disais qu’il était moins jeune, moins beau que Gark Trois… et pourtant, même s’il était un Tueur fou comme son adversaire, c’était lui que je préférais.

J’assistais à une sorte de ballet. Gark tournait en sautillant, tentant de percer la garde de l’autre qui, impassible, bloquait toujours les attaques. « Nous t’avons vu aux Jeux où tu as triomphé…»

Pas le moindre doute : Alik était supérieur à Gark. Mais, en ces duels-là, sait-on jamais ?

Un ayatoll grogna, et je gémis. Gark Trois tentait une feinte qui, j’en étais à peu près certaine, réussirait parce qu’Alik Un ne pouvait l’avoir prévue. Il jouait le tout pour le tout.

Il s’était jeté à terre et levait son bras armé, en un geste fulgurant, vers le ventre d’Alik Un.

Mais Alik Un n’était plus là. Il avait sauté de côté, avait happé à deux mains une des chevilles de son adversaire allongé sur le sol, et tordait la jambe avec une violence inouïe.

Gark Trois tenta de s’asseoir et de frapper… Trop tard. Il retomba sur le dos, livide, et laissa choir son arme. J’avais entendu craquer l’os de la jambe. Alik Un passa son poignard à sa ceinture.

— Quelques semaines de repos te feront le plus grand bien, affirma-t-il.

Puis il se tourna vers les ayatolls :

— Vous en témoignerez s’il le faut, le combat s’est déroulé loyalement.

— Nous en témoignerons s’il le faut, Seigneur. D’ailleurs, le Seigneur Gark Trois ne prétendra jamais le contraire.

Un étrange sourire plissait les lèvres de celui qui venait de parler. Alik Un vint vers moi. Sa poitrine se soulevait à un rythme régulier. Il n’était même pas essoufflé.

— Je n’ai jamais contraint personne, affirma-t-il. Veux-tu me suivre de ton plein gré, jeune femme ?

— Je le veux, répondis-je.

Alors sa main se posa sur mon épaule. Elle était chaude, mais douce. Il m’entraîna et nous sortîmes.

* *
*

À peine étions-nous dehors, dans la nuit noire car les deux lunes s’étaient cachées derrière d’épais nuages, que, doucement mais fermement, je fis glisser mon épaule nue sous la main de mon nouveau compagnon.

— Seigneur Alik Un, murmurai-je, j’aimerais que tu m’accordes une faveur.

— Vraiment ? Laquelle ?

— Je n’ai jamais possédé de couteau d’acier. Or, dans notre village, c’était l’irréalisable désir de tous les jeunes. Tu as vaincu le Seigneur Gark Trois. Permets-moi de prendre le poignard qu’il a lâché et de le passer à ma ceinture.

Visage contre visage, il me regardait droit dans les yeux.

— Es-tu sûre de vouloir simplement le passer à ta ceinture ? Ne serais-tu pas la bâtarde d’un Tueur ?

Je haussai les épaules.

— Le Seigneur Gark Trois m’a déjà demandé cela. J’ai répondu ce que tu sais mieux que moi : un Tueur ne laisse jamais vivre une limace avec laquelle il vient de faire l’amour.

— Et pourtant, cela m’est arrivé, jeune femme.

— Parce que tu n’as pas l’instinct du Tueur, répondis-je. Et que tes enfants ne l’auront pas plus que toi.

— Je voudrais être aussi affirmatif, murmura-t-il.

Puis, soudain :

— Va chercher le poignard et passe-le à ta ceinture. Si les ayatolls tentent de s’y opposer, explique-leur que je t’en ai donné l’ordre.

— Merci, Seigneur.

Je revins vers la maison, j’ouvris la porte, j’entrai. Je me mordis les lèvres. La porte, en s’ouvrant, avait fait vaciller la flamme des torches. Les ayatolls se tenaient toujours adossés au mur, impassibles.

Mais Gark Trois, lui, baignait dans son sang. Sa gorge était tranchée d’une oreille à l’autre. Je m’approchai lentement de lui. Il était mort, bien sûr. Quelqu’un lui avait fermé les yeux.

J’aperçus le poignard, à terre, près du cadavre. Mâchoires contractées, je ramassai le couteau et le glissai à ma ceinture. J’étais venue pour ça, n’est-ce pas ? Mais je profitai de ce que je tournais le dos aux ayatolls pour tendre la main et, d’un geste rapide, je m’emparai de l’arme à foudre que j’empochai.

Et puis… la terreur m’empoigna. Je me mis à courir vers la porte entrouverte. Sur le seuil, je me heurtai à Alik Un. Il me repoussa dans la maison. Un simple coup d’œil lui suffit, et il crut comprendre.

— Ainsi, murmura-t-il, c’est pour cela que tu es revenue ici !

Tout d’abord, je me demandai ce qu’il voulait dire. Puis je réalisai ce qui se passait en son esprit. Les ayatolls, adossés au mur, ne bougeaient toujours pas, impassibles. Je venais d’entrer, de ramasser le poignard…

Et le blessé était mort égorgé !

Alik Un supposait que je venais de tuer Gark Trois… J’eus alors Sa seule réaction qui pouvait me sauver : je tirai le poignard de ma ceinture, et je le lui tendis.

— Regarde ! dis-je avec défi.

Il m’étudia longuement, puis regarda l’arme avec attention. Et je vis s’éclairer son visage.

— Pas la moindre tache, dit-il. L’acier brille. Jeune femme, pardonne mes soupçons.

Puis il se tourna vers les ayatolls :

— Vous le haïssiez donc beaucoup ? demanda-t-il d’une voix attristée.

Le plus âgé baissa les yeux.

— Voici ce que nous pouvons répondre, Seigneur Alik Un. Nous en témoignerons, le combat a été loyal. Et un combat entre deux Tueurs se termine souvent par la mort de l’un d’eux. C’est la Loi, que nous connaissons. Tout s’est déroulé normalement. Tu devais tuer ton adversaire, puisque tu es un Tueur… et tu l’as tué, loyalement.

Dents serrées, regard fixe, Alik Un porta lentement la main vers sa ceinture où, dans un étui de cuir, je devinais la présence d’une arme à foudre semblable à celle que j’avais prise au cadavre.

— Seigneur, fis-je très vite à voix basse, que leur fera-t-on si l’on apprend qu’ils ont achevé leur maître ?

Il hésita, et je notai qu’il avait pâli. Plus tard, j’apprendrais ce qu’on faisait aux ayatolls quand ils se débarrassaient de leur Tueur, et je me dis alors qu’ilsne manquaient pas de courage. Il est vrai que la haine explique beaucoup de choses.

— Seigneur Alik Un, repris-je, les Tueurs sont sur terre pour tuer. Qui pourrait te reprocher quoi que ce soit, puisque le combat a été loyal ? Les ayatolls en témoignent. Si tu les abats, nul ne sera plus là pour en témoigner… sinon moi, la limace. Mais que vaut la parole d’une limace ?

Son regard devenait rêveur.

— Jeune femme, dit-il enfin, sans doute as-tu raison. Des bruits fâcheux circulent sur mon compte. On prétend que je ne tue jamais. Il est temps que l’on apprenne que je peux être un Tueur qui tue. Ayatolls, allez chez le père de Gark Trois, et dites-lui que j’ai égorgé son fils au cours d’un combat loyal.

— Ainsi sera fait, Seigneur, répondit l’un des chiens. Voilà que je pensais comme les Tueurs ! Je n’eus pas le temps de réfléchir pendant longtemps, car Alik Un m’entraînait dehors.

Le masque des nuages avait libéré les deux lunes. Alik Un hocha la tête :

— Tu es de bon conseil, jeune femme, avoua-t-il… Suis-moi, et essayons d’oublier tout cela.