CHAPITRE VII

Jamais je n’avais vu un cheval. Certains de nos voyageurs, parmi ceux qui étaient revenus au village après s’être écartés de la montagne pendant des jours et des jours, en avaient fait mention dans leurs récits.

Mais en général ceux qui avaient pu contempler cet animal n’avaient jamais revu le village, car les chevaux sont réservés aux Tueurs, et les Tueurs ne font pas grâce.

Quand j’aperçus ce monstre formidable, aussi haut que moi, et qui relevait sa lèvre supérieure pour montrer des dents énormes, je reculai. Alik Un en fut tout étonné.

— Qu’y a-t-il, jeune femme ? Aurais-tu peur des chevaux ?

— Oui, j’ai peur ! avouai-je à voix basse.

Il me regarda longuement et hocha la tête.

— Tu n’as pas eu peur des ayatolls, tu n’as pas eu peur de Gark Trois, et tu as peur de cet animal… Vraiment, dans les villages, vous avez de bien étranges réactions !

Puis il ajouta :

— Caresse-lui le museau. Il adore ça. Ainsi, il te connaîtra.

Je domptai ma terreur et m’approchai. Quand je tendis la main, le cheval hennit mais il avait cessé de montrer les dents. La crainte au cœur, je passai ma main sur son pelage. Stupéfaite, je constatai qu’il posait sa tête sur mon épaule, contre ma joue.

Alors, j’éclatai de rire, et Alik Un rit aussi. Je continuai à caresser l’animal. De nouveau, les deux lunes se cachèrent, comme des enfants qui s’amusent.

— Allons, me dit Alik Un… Il est temps de partir. Je voudrais quitter cette vallée avant le jour.

Je regardais autour de nous.

— Mais, Seigneur… Vos ayatolls ?

— Je n’ai pas d’ayatolls, répondit-il d’un air sombre. Je n’ai jamais aimé les esclaves. Du reste, je suis un Tueur à cheval, et comment des ayatolls me suivraient-ils ?

J’appris ainsi que les chevaux étaient si rares que tous les Tueurs n’en possédaient pas, et que la plupart des Tueurs accomplissaient de longues randonnées à pied, comme nous, ce qui expliquait sans doute que tous les villages ne soient pas encore anéantis.

— Hisse-toi derrière moi, jeune femme, grommela-t-il en sautant à cru sur la bête.

— Bien, Seigneur.

J’avais noté qu’il ne se méfiait nullement de moi, et pourtant il n’ignorait pas que je possédais un poignard… et même l’arme à foudre, mais cela il ne le savait pas.

— Cesse de me nommer « Seigneur », fit-il avec impatience. Mon nom est Alik. Et toi ?

— Moi, c’est Clara.

— Eh bien, hisse-toi en croupe, Clara. Et cramponne-toi à moi si nous prenons le galop.

Nous ne prîmes pas le galop. Dans la nuit noire, le cheval avançait avec prudence et trébuchait parfois sur de grosses pierres. Tout à coup Alik me demanda :

— Commence à réciter la Légende. C’est pour l’entendre que je suis venu ici… et que j’ai tué Gark Trois. Car je l’ai tué, n’est-ce pas ?

Il riait avec amertume. Quel étrange Tueur !

— Seigneur…, murmurai-je… Non, pardon… Alik… Je suis très lasse… Ne pourrais-tu attendre un peu pour la Légende ?

— Non, répondit-il assez sèchement. Comprends-moi bien, Clara. Je suis à la recherche de tout ce qui peut me mettre sur la voie de la Vérité. La Légende que tu connais y contribuera certainement… à la condition que je ne l’aie pas déjà entendue.

— Oh, fis-je avec un soupir… Elle est connue dans tous les villages !

— Par fragments, affirma-t-il. Et modifiée, déformée quand les générations se la sont communiquée oralement. Il est vraiment dommage que vous ne sachiez ni lire ni écrire. On m’a affirmé, Clara, que tu la savais de bout en bout, et que tu la récites toujours de la même façon sans changer un seul mot.

— C’est vrai, Alik. Ma mère me l’a apprise quand j’étais toute petite, et sa mère la lui avait enseignée, et elle la tenait de sa propre mère, car les Légendes sont affaire de femmes. Les hommes ont coutume de s’en moquer.

— Raconte !

Alors, sous les yeux inégaux des deux lunes qui venaient d’émerger de l’océan de nuages, je pris ma voix chantante et je commençai :

— En ces temps-là, il y avait des millions d’habitants sur la terre… Ils habitaient dans d’immenses cités. Et là, ils ne manquaient de rien.

— C’est cela, murmura-t-il… C’est bien cela !

— Alik, demandai-je avec curiosité… Rien ne te choque dans ce début ?

— Non, rien. Pourquoi ?

— Des millions d’habitants ! As-tu idée de ce qu’est un million ?

Je lui expliquai que, bien avant la mort de mes parents, j’avais tenté d’aligner un million de cailloux autour de notre maison. Il m’écouta avec attention, et il y avait de la tendresse dans sa voix quand il dit :

— Tu as fait cela, Clara ?

— Je l’ai fait. Quand je ne comprends pas une chose, j’essaie toujours de me l’expliquer, quand personne n’est capable de le faire.

J’étais assise en croupe, je l’étreignais à pleins bras, et la chaleur de son corps envahissait ma poitrine. Peut-être était-il sensible à ma présence, car sa voix semblait troublée quand il reprit :

— Quelle étrange jeune femme tu es, Clara !

— Comment cela ?

— Rares sont, chez nous, ceux qui cherchent à comprendre. Plus rares encore parmi les ayatolls. Et inexistants chez les habitants des villages, j’ai pu hélas m’en rendre compte. Chacun vit dans la minute présente, sans tenter de savoir pourquoi il est là, pourquoi il est Tueur, ou ayatoll, ou…

Il se tut, et je terminai pour lui :

— Ou limace…

— Clara, affirma-t-il, je n’utilise pratiquement jamais ce mot. Pour moi, les humains sont tous des humains… Cependant, par la force des choses, j’ai dû conclure qu’ils n’avaient ni les mêmes réactions, ni le même comportement, ni le même raisonnement. Autrefois, je croyais que cela provenait de l’éducation qu’ils avaient reçue. Puis une autre explication s’est insinuée dans mon esprit. N’était-ce pas une question d’hérédité ?

— Qu’est-ce que c’est, l’hérédité ? J’ignore ce mot.

— Ce sont les caractères particuliers que te transmettent tes parents lors de ta conception. Ils ne te font pas semblable à eux, certes ! Si l’un a perdu une oreille au cours d’un accident, tu naîtras tout de même avec tes deux oreilles. Mais si, depuis des générations, on avait par exemple le nez très long dans la famille de ton père et dans celle de ta mère, il est probable que tu naîtras avec un long nez. Comprends-tu ?

— Bien sûr.

Il ne m’apprenait rien de nouveau, sinon le mot « hérédité ». Les enfants ont toujours, plus ou moins, les qualités et les défauts de leurs parents !

Pour lui prouver que j’avais compris, je dis :

— Les enfants des Tueurs sont des Tueurs.

Il soupira.

— C’est cela qui me préoccupe, Clara. Je suis fils d’un Tueur et d’une Tueuse… et je ne tue pas. Et j’en connais beaucoup d’autres tels que moi. Pourquoi ?

— On dirait que tu le regrettes, Alik !

— Peut-être. La vie serait plus facile pour moi.

Le cheval broncha, hennit, trembla un peu, puis reprit sa marche sans boitiller.

— Je crois qu’il s’est blessé, fit Alik. Et on ne voit rien dans cette nuit épaisse. Clara, nous allons chercher de l’herbe sèche et dormir en attendant le lever du jour.

Il sauta au sol et je me laissai glisser près de lui. Il ne put remarquer mon sourire. Le cheval n’était nullement blessé, mais depuis près d’une heure nous étions, Alik et moi, serrés l’un contre l’autre.

J’avais envie de lui, et il avait envie de moi. Quoi de plus naturel ?

Dans l’herbe sèche, il me prouva que je ne m’étais pas trompée. Mais au petit jour, j’étais encore vivante. Vraiment, c’était un bien étrange Tueur.