CHAPITRE II

Alik Un plia le genou devant le Seigneur Maître qui fit avec bonté :

— Relève-toi, mon fils.

Le moins que l’on pouvait dire du père d’Alik, c’est qu’il en imposait. La cinquantaine, peut-être davantage, le visage ridé comme les fruits au grand soleil quand l’été est trop sec, l’œil noir sous des sourcils en broussaille, il portait à la ceinture les armes habituelles des Tueurs.

Il n’eut vers moi qu’un vague et rapide regard indifférent, puis alla s’asseoir dans un grand fauteuil en bois mal équarri.

— As-tu beaucoup tué ? demanda-t-il.

Alik répondit tranquillement :

— Autant que j’ai pu le faire.

Une expression de joie s’étendit sur le visage du Maître de Galican. Nous n’avions pas donné le même sens à la réponse.

— Tu parviens donc à surmonter ton mal ? À dompter ta faiblesse ?

Alors, Alik affirma, et je commençais à le connaître assez pour deviner ce que lui coûtaient les mots qu’il prononçait :

— Seigneur Maître, j’ai lancé un défi à un Tueur qui prétendait s’emparer de ce qui m’appartient, et je l’ai égorgé. Ses propres ayatolls témoigneront de ce que le combat s’est déroulé loyalement.

Un éclair de satisfaction brilla dans l’œil du chef.

— Qui était-ce ?

— Gark Trois, de Gavaujan.

— Ah, ah ! Sa réputation n’était pourtant plus à établir ! Compliments, mon fils. Comment cela s’est-il passé ? Approche, et conte-moi l’histoire.

Alik obéit, et commença à parler, si doucement que je ne comprenais pas ses paroles. Alors, je regardai autour de moi.

* *
*

La salle où le Seigneur Maître nous recevait paraissait immense, mais c’était simplement parce que nous étions peu nombreux et que, sauf Alik, son père et moi, tous les autres se tenaient adossés aux murs.

Il y avait là une vingtaine d’ayatolls et cinq Tueurs dont l’allure me rappelait celle d’Alik. Plus tard, j’appris que c’étaient ses frères et ses sœurs – car dans ce groupe il y avait deux Tueuses.

Comme elles étaient très jeunes, peut-être seize ou dix-huit ans, on les différenciait difficilement des mâles. Je sais, cela peut paraître étrange, mais les Tueuses sont légèrement asexuées.

L’ameublement, sommaire, comportait en tout et pour tout le large fauteuil de bois sur lequel trônait le Maître, et une table nue. Les fenêtres ne possédaient ni vitres ni rideaux.

Oui, je sais ce qu’étaient les « vitres », et le « verre ». Nous en trouvons encore parfois des fragments, mais le secret de sa fabrication est perdu depuis longtemps, comme bien d’autres.

Au village, quand il faisait trop froid, nous fermions nos volets de bois et nous allumions une torche, malgré la puanteur de la résine. Rarement, car nous étions accoutumés au froid.

Les murs étaient plus sales que ceux de nos maisons. Quant au plafond, on l’avait rafistolé de-ci de-là avec des branches grossièrement taillées. Cela sentait l’abandon. Pour la première fois, je compris que les Tueurs, ainsi que les ayatolls, étaient incapables d’œuvrer de leurs mains, sinon dans leur « spécialité » : la mort des autres.

Mais n’en était-il pas ainsi au village ? Certains, « spécialisés » dans la culture des fruits, se prétendaient incapables (ou plutôt refusaient de le faire par orgueil) de réparer un mur en mauvais état.

Oui, c’était cela, la façon de vivre des Tueurs : orgueil et orgueil. « Je suis ton supérieur en toute chose, et donc tu dois travailler pour moi pendant que je réfléchis »…

* *
*

La voix grave du Seigneur Maître coupa mes méditations.

— Ainsi, mon fils, c’est pour cette limace que tu t’es battu contre Gark Trois ?

— Oui, père.

— Ne pouvais-tu la posséder d’abord, puis la lui laisser ? Je n’ignore pas que tu détestes tuer les femmes, ce pourquoi, je le suppose, elle est encore vivante. Mais Gark Trois s’en serait chargé.

Alik se tenait très droit devant le Seigneur Maître.

— Père, je l’aime, dit-il.

Cela me réchauffa le cœur, mais le vieillard éclata de rire.

— Un Tueur, et qui plus est l’héritier de Galican, s’amouracher d’une limace ! Elle est jolie, je te le concède, mais la Loi…

La voix d’Alik résonna, très ferme, et je notai qu’il ne disait plus « père ».

— Seigneur Maître, tu n’ignores pas que, depuis des années, j’étudie la Loi et bien d’autres choses.

— Je le sais. L’étude te passionne, les combats t’irritent, encore que tu sois de première force dans nos joutes, ce dont je me félicite. Eh bien ?

Alik, de nouveau, mit un genou à terre.

— Seigneur Maître, je défie les plus savants d’entre nous de découvrir dans la Loi l’interdiction pour un Tueur, fût-il de haut rang, d’épouser une de celles que vous nommez « limaces ». Bien au contraire, il est mentionné : « Quelle que soit la femme que choisit un Tueur, elle bénéficie aussitôt de toutes les prérogatives de son époux. »

Je voyais s’assombrir les yeux du Seigneur Maître. Il posa son coude sur l’appui du fauteuil, mit sa main grande ouverte sous son menton.

— Est-ce que je comprends bien ? Mon fils veut épouser une limace ?

— Cela n’est pas interdit par la Loi, répondit Alik.

Le Seigneur Maître se leva, menaçant et solennel.

— Peut-être. Mais cela est interdit par ton père, qui est chef de Galican. Et, parce que tu es égaré par la passion, le chef de Galican prend une décision sans appel. Tu n’as pas osé te débarrasser de cette limace, je le ferai pour toi.

Il tira son poignard de sa ceinture et, le regard féroce, il marcha vers moi.

* *
*

— Un instant, Seigneur Maître, fit une voix aux sonorités veloutées. Tu connais la Loi. Cette limace appartient à Alik Un, et Alik Un est de la race des Tueurs. Ce n’est donc pas ainsi que tu dois procéder.

Il s’immobilisa, figé, et très lentement tourna la tête dans la direction de la voix.

— Géli ! fit-il sur un ton d’intense surprise. C’est bien la première fois que tu prends parti pour ton frère ! Tu l’as toujours détesté.

Et Géli répondit :

— Je ne prends pas parti, Seigneur Maître. Je cherche à faire respecter la Loi. Tous les Tueurs savent comment ils doivent procéder lorsqu’ils convoitent ce qui appartient à l’un des leurs. Tu veux supprimer cette limace dont Alik Un est le maître. Bien que tu sois le père d’Alik Un, c’est à lui que tu dois en demander l’autorisation et, s’il te la refuse, la conquérir par la force. La Loi est formelle.

* *
*

C’était une jeune femme de mon âge, très belle, avec un je ne sais quoi d’autoritaire dans son attitude. Vêtue comme les Tueurs, elle portait leur large ceinture et les armes habituelles.

Le Seigneur Maître eut un rire, ou plutôt un ricanement.

— Tu ne désires tout de même pas que je tue mon fils aîné parce que tu le détestes ?

Impassible, elle répondit :

— Pas plus que je ne veux que ton fils aîné te tue. Mais c’est la Loi, et si tu persistes dans ton projet, tu dois la respecter, parce que c’est le rôle du Seigneur Maître de Galican.

On eût juré qu’elle récitait une leçon. Plus tard, je sus qu’elle parlait ainsi quand l’émotion la tourmentait. Ce jour-là, je me dis qu’elle, Tueuse, désirait assister à un combat entre son père et son frère.

Sans doute Alik pensait-il comme moi et n’avait-il guère d’estime pour sa sœur Géli, car il murmura :

— Tu le sais, je refuserai de me battre contre mon père. Qu’il m’égorge s’il le veut, je ne me défendrai pas.

— Imbécile ! gronda-t-elle… C’est ainsi que tu protèges la femme que tu aimes ? Quand il t’aura abattu, il n’aura qu’un geste à accomplir pour se débarrasser d’elle !

— Il ne m’abattra pas, dit Alik tout pâle.

L’autre s’approchait de lui, poignard à la main.

— Je suis un Tueur ! cria-t-il.

— Et moi, je suis ton fils, répondit Alik.

Spectacle incroyable ! Le Seigneur Maître de Galican bavait, et je savais ce que cela signifiait. Il leva son poignard. Je criai :

— Non ! Tuez-moi plutôt !

Alik avait croisé les bras. À ce moment, un ouragan bouscula le chef de Galican, le contraignant à reculer de quelques pas. Géli la Tueuse se campa devant son frère et, comme lui, croisa les bras.

— Tue-moi aussi, Seigneur Maître, gronda-t-elle, puisque tu as oublié que nous sommes tes enfants.

Et cela me mordit l’âme, parce que je devinais pourquoi Géli semblait détester son frère Alik. Peut-être l’ignorait-elle encore, ou plutôt ne voulait-elle pas en convenir : elle l’aimait.

* *
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Le Maître de Galican essuya d’un revers de main la bave qui suintait de sa bouche. Tout de suite, je sus que, comme moi, il connaissait la vérité, mais elle le laissait indifférent. Tout comme j’étais indifférente. Si j’avais été la sœur d’Alik, je l’aurais aimé tout comme je l’aimais, et rien dans nos Lois ne s’y oppose, pas plus que dans les leurs.

Le Seigneur Maître les regardait en silence, mais son bras s’était abaissé et il passait son arme à sa ceinture. Il revint s’asseoir dans son fauteuil.

— J’aimerais clamer : « Tu n’es plus mon fils », dit-il avec une sorte de désespoir, mais cela m’est impossible. Cependant, nous ne pouvons continuer à vivre côte à côte. Tu vas quitter Galican, et tu n’y reviendras que lorsque j’aurai disparu. Tu y seras alors le Maître.

Alik étudia le visage décomposé de son père, s’inclina et me dit :

— Viens, Clara.

Quand on sortit de la salle, on entendit Géli qui criait :

— Et moi, Seigneur Maître ?

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Lorsque, au petit jour, nous sortîmes de Galican, elle nous suivait à cheval, altière, et indifférente… en apparence.