CHAPITRE III
Et Géli refusa. Je m’en souviens comme d’hier. Nous étions, Alik, elle et moi, dans une petite grotte sombre dominant le gouffre dans lequel, sous la falaise, bouillonnait le torrent. Je pensai à Galican. Là-bas, comme ici, l’air était tiède, alors qu’il était très vif dans mon village.
Le ciel était de la même couleur bleutée que le fond du torrent les nuits de pleine lune. Depuis le refus de Géli, les doigts d’Alik se croisaient et se libéraient sans qu’il prononçât un seul mot, mais je connaissais le sens de son silence : il pensait comme elle.
Qu’aurais-je fait, moi, si l’on m’avait demandé d’exterminer la population de tous les villages ? Qui a vraiment compris l’influence des jeunes années sur toute une existence d’adulte ? On a beau se dire : « Tu dois le faire ! »… on ne s’y résout pas. J’ai connu un garçon qui, toujours, avait refusé de participer aux chasses aux lézards des roches parce que, alors qu’il était plus jeune, il en avait apprivoisé un que, par plaisanterie, un de ses meilleurs amis avait écrasé.
Au cours de l’explication qui avait suivi, le « grand ami » avait eu une jambe brisée, et le Conseil avait sévèrement puni le maître du lézard. Ainsi sont la plupart des Lois, et c’était pour cela qu’avec Rol je m’étais retirée sur la montagne. Les gens n’ont pas encore admis que la vie d’un Chef ne vaut pas plus que celle d’un lézard, à cela près qu’on mange les lézards et qu’on ensevelit les Chefs avec déférence. Quand Chef et lézard sont morts, quelle différence y a-t-il entre eux ?
On discernait vaguement les trois lunes, surtout la plus grande. Malgré ma connaissance de la Légende, je n’avais jamais pu déterminer si c’était une de celles que l’Homme avait construites. Je murmurai :
— Il faut pourtant découvrir une solution… Il ne peut exister pendant une éternité des Cités de Tueurs et des villages de limaces ! Tout cela finira par s’agglutiner, et l’on cessera de supprimer des enfants, et le monde redeviendra ce qu’il était autrefois : quelques Tueurs, quelques limaces, avec une énorme majorité d’êtres équilibrés.
— Équilibrés ? gronda Géli… Prétends-tu que nous ne le sommes pas ?
Je répondis avec patience :
— Toi, tu l’es, parce que tu sais refréner tes instincts. Alik l’est aussi, sa conduite le prouve. Mais les autres ? Pour eux, la violence prime tout.
— Pour d’autres, c’est l’amour, répondit Géli.
Elle ajouta, moue de mépris aux lèvres :
— Et pour les limaces, l’équilibre humain consiste à s’agenouiller quand on vient les égorger. Crois-tu que ce soit préférable ? Tu méprises ceux qui tuent, je méprise ceux qui se prosternent.
— L’équilibre humain, il est ici, dis-je à voix basse. Des humains qui ne tuent pas par plaisir, mais qui ne s’agenouillent pas et savent se défendre. Tu l’as vu comme moi. C’est un monde tel que celui-là que je souhaite : ni Seigneurs ni Maîtres, et le moins possible de Tueurs et de limaces. Mais est-ce possible ?
Elle m’étudia avec compréhension.
— Un monde tel qu’en rêve Alik, murmura-t-elle… Une utopie.
Pendant toute notre discussion, Alik n’avait pratiquement rien dit.
* *
*
Le ciel avait pris des teintes d’ardoise. La pluie menaçait. On rêva, tous les trois. Constat d’échec. Nous ne disposions d’aucun moyen pour refaire le monde. J’imaginais que, de tout temps, avaient existé des Humains tels que nous, dont les yeux s’étaient ouverts et qui avaient formé de petits groupes œuvrant en marge de la société. Lorsqu’ils avaient tenté de convaincre, ils s’étaient heurtés non seulement à l’animosité des Chefs, les Tueurs d’alors, mais encore à celle des ayatolls de l’époque… et souvent même à celle des limaces. On se méfie toujours des idées généreuses parce qu’on ne croit plus en la générosité quand on souffre.