CHAPITRE PREMIER
J’ai compris que le Tueur était sur nos traces quand j’ai entendu les clameurs de souffrance et d’agonie au fond de la vallée, à nos pieds. Rol était allé chercher de l’eau à la source, deux ou trois cents pas plus bas.
Le soleil caressait les rochers. Une main invisible parut serrer ma gorge : est-ce qu’il aurait le courage de ne pas se précipiter vers le village, de laisser massacrer nos compagnons ?
S’il descendait, le Tueur l’abattrait, comme les autres, et je serais condamnée à errer seule dans la montagne…
Seule… La montagne… À cette idée, ma respiration devenait courte. Je regardais, un peu hébétée, ce spectacle que je voyais depuis des mois, depuis que j’avais décidé de vivre avec Rol, c’est-à-dire, suivant la Loi, de quitter le village.
Dans celui-ci, j’étais restée depuis ma naissance. Rol et moi, nous aurions pu, comme les autres couples, nous établir non loin de là, mais dans la vallée. Cette dernière offrait avec générosité les poissons de son torrent, les légumes de sa terre arable, les fruits de ses arbres et de ses buissons.
La montagne, rien. Des rochers, des rochers, et encore des rochers. Et des nuits glaciales hors de la caverne où nous nous étions réfugiés. J’avais fini par les haïr, ces roches chaotiques.
Et pourtant, c’était moi qui avais décidé qu’on s’établirait là. Pourquoi ? Parce que j’ai toujours eu beaucoup d’ambition, moi, Clara, et que je suis fière. En bas, tous les lopins de terre intéressants avaient déjà été attribués, et nous aurions hérité une parcelle au sol de cailloutis, située loin du torrent.
D’où nécessité d’aller puiser l’eau avec nos deux seaux en peau de raune, et de les ramener chez nous à l’aide du rahu, cette barre de bois que l’on pose sur l’épaule, un récipient à chaque extrémité.
Tout cela en traversant les jardins des autres, qui vous épient d’un œil soupçonneux en veillant à ce que vous n’emportiez aucune salade ! Pauvres imbéciles ! S’ils pouvaient savoir ce que nous leur avons volé, Rol et moi, la nuit !
Parce que, après quelques jours pendant lesquels nous n’avons guère mangé que des lézards des roches et des fricassées de ruyjes, ces gros insectes qu’il faut décortiquer comme les écrevisses du torrent, à la fin d’un repas on s’est regardés, Rol et moi, et on ne s’est rien dit.
Mais on avait deviné que la même pensée nous tourmentait, probablement depuis des jours. Quand on s’est arrachés des deux gros cailloux qui nous servaient de siège j’ai murmuré :
— On essaie cette nuit ?
— Oui.
Et, croyez-moi, on ne parlait pas d’une nouvelle façon de s’aimer, mais de la seule chose à faire pour ne pas mourir de faim. La Loi est formelle : tout couple choisit son lopin de terre parmi ceux qui sont disponibles, et quand sa décision est prise il ne peut la modifier.
J’avais mal choisi, soit. Toujours j’ai vu trop grand, quelque chose me souffle intérieurement que je réussirai tout ce que j’entreprendrai. Malheureusement, c’est faux. Je le sais désormais.
Donc, cette nuit-là, on est allé voler de la nourriture dans les potagers. La Loi est formelle : c’est puni de mort quand les vols ont lieu la nuit. Mais nous prenions de telles précautions ! Et il nous fallait si peu…
Je pense que personne n’a remarqué qu’il manquait dans son champ quatre bagatols ou huit carottes…
* *
*
Au fond de la vallée, cela hurlait encore. Désespoir, souffrance. Clameurs d’agonie. Le Tueur était là. Ses ayatolls avaient repéré le village ! Oh, chacun de nous savait que cela se produirait un jour ou l’autre. Les Humains sont sur Terre pour être massacrés par les Tueurs.
Autrefois, d’après les Légendes, c’était par les guerres. Qu’est-ce que ça peut être qu’une guerre ? On s’y exterminait par dix, par cent, par mille, par millions… Ça, je ne l’ai pas cru.
Il n’y a jamais eu des millions d’habitants sur la Terre. Au village, nous étions une trentaine, et le hameau le plus proche était à trois journées de marche.
— Clara ! fit une voix anxieuse et effrayée.
C’était mon Rol. Je dis « mon », parce qu’il était vraiment à moi. Moi peut-être un peu moins à lui, mais il faut bien que, dans un couple, l’un dirige l’autre. Même les vieux qui ronchonnent « de mon temps »… avouent qu’il en a toujours été ainsi.
Et les vieilles ajoutent, sourire édenté en coin :
— Oui, oui… Et c’étaient les hommes qui dirigeaient…
Après quoi elles riaient largement.
— Clara ! répéta Rol en s’approchant de moi.
Il ne tremblait pas. Je ne l’ai jamais vu trembler, même devant un Tueur, mais il était très pâle.
— Il est en bas, dans la vallée !
Et, à peine audible :
— Que dois-je faire ?
J’étudiais sa silhouette athlétique, son visage aux traits d’une parfaite régularité, trop parfaite peut-être.
— Tu fais comme tu veux, répondis-je.
J’eus même le cynisme d’ajouter :
— Comme d’habitude…
Lorsque je désire quelque chose, il me suffit de lui affirmer que c’est lui qui le veut. Aussi je continuai, me bouchant les oreilles avec les mains pour ne plus entendre les cris qui, en bas, s’espaçaient :
— Je sais que tu brûles d’envie de te porter au secours de nos anciens compagnons… C’est ton devoir, Rol… Va te faire tuer… et je me débrouillerai toute seule… si je peux !
J’ajoutai avec un soupir :
— Par bonheur, nous n’avons pas encore d’enfant, et…
Déjà il me serrait dans ses bras.
— Jamais, Clara ! Est-ce que j’ai hésité à revenir ici plutôt que de descendre dans la vallée ? Nous sommes ensemble pour la vie. J’en ai décidé ainsi.
Je me dégageai doucement de son étreinte. D’en bas ne montaient plus que quelques lugubres gémissements. Le Tueur et ses ayatolls avaient exterminé les habitants du village.
— Rol, dis-je, il faut partir. Le plus loin possible. Le Tueur va faire explorer la montagne afin d’abattre les rares survivants qui auront pu s’enfuir.
Il hocha la tête :
— On dirait que tu lis en moi, murmura-t-il. Voilà longtemps que je l’ai remarqué.
Certes, je lisais en lui. Je retrouvais dans sa tête les idées que j’y enfournais. Mais il était si affectueux… et puis, pourquoi ne pas l’avouer, si fort, si musclé, si obéissant !
Il me semblait que j’avais dompté une force de la nature, comme nos aïeux avaient fini par dompter les chalaps, ces étranges animaux à la tête ronde comme une boule, aux yeux fendus en amande, aux dents aiguës implantées dans de solides mâchoires, dont les minces oreilles étaient pointues et les pattes arrière plus longues que celles de devant, ce qui, lorsqu’ils sautaient, leur permettait de prodigieuses détentes. Ils étaient d’ailleurs très rares et, comme tels, protégés par la Loi.
En bas, on n’entendait plus rien, que les clameurs de joie des bourreaux.
— Allons-nous-en, fit Rol, la gorge serrée.
C’était lui qui l’avait décidé, n’est-ce pas ? On se mit à zigzaguer parmi les rochers, vers l’autre flanc de la montagne. Désormais, on n’irait plus voler des légumes dans les jardins du village, car les ayatolls allaient occuper les maisons de nos anciens compagnons.