INTERLUDE

Alik avait quitté le groupe de chasse au pied de la colline sacrée, et ses compagnons y avaient à peine pris garde car ils avaient coutume de se disperser au gré de leur fantaisie. Au début, lors des jours de défiance, certains l’avaient suivi, mais ils étaient revenus presque aussitôt : il allait étudier l’Œuf du Monde. On en avait souri ! Depuis des siècles, ceux du village avaient accompli ce pèlerinage dix et cent fois dans leur vie.

Comme eux, Alik n’avait retiré que déception de ses nombreuses recherches. Certes, l’intérieur de l’engin était constellé de choses étranges qui brillaient dans la pénombre, surtout à l’une de ses extrémités. C’étaient de curieux appareils scellés aux parois, faits d’un matériau que personne ne connaissait. On s’était acharné sur certains d’entre eux, probablement à coups de masse, afin de les disloquer, mais on n’avait pas réussi à les déformer, pas même à leur faire perdre ce brillant qui défiait le temps. La poussière ne tenait pas sur ces objets merveilleusement polis. À part eux, rien dans l’Œuf du Monde, sinon des sièges faits du même matériau et scellés au plancher.

Ou bien l’on avait emporté tout ce qui pouvait l’être, ou bien le premier homme et la première femme étaient arrivés sur Terre les mains nues.

Tout cela, Alik l’avait appris ; aussi, ce jour-là, quand il eut quitté ses compagnons de chasse, il flâna au hasard entre les deux collines. Depuis qu’il avait entendu l’ayatoll réfugié, il éprouvait la sensation qu’un balancier tictaquait dans sa tête : « Ga-li-can… Ga-li-can…» Même au logis, près de Clara et de Vani, le balancier tictaquait toujours. Pourquoi Galican ? Que la Cité fût ravagée, dévastée, que l’on pillât, que l’on tuât, lui importait peu. Mais il ne pouvait se débarrasser de cette idée : c’étaient les ayatolls qui gouvernaient, eux, les anciens esclaves !

Du pied, il frappa avec fureur une pierre qui roula au loin, se reprocha cette manifestation de colère si opposée à son calme habituel et, avec un certain étonnement, constata qu’il serrait les dents, mâchoires contractées.

Un hamroc surgit entre deux roches. Alik tira sa dague de sa ceinture, regard brillant. Non par crainte, l’animal étant incapable de se défendre, mais sa chair exquise était fort prisée, et comme il se déplaçait lentement, il constituait une proie assez facile à égorger.

À la simple pensée de la gorge tranchée et du sang qui coulait, un frisson saisit Alik. Non point écœurement, mais au contraire désir de jouissance. À peine Alik eut-il le temps de se demander : « Que se passe-t-il en moi ? » qu’il comprit son erreur. Comment avait-il pu se tromper ainsi ? Il ne s’agissait pas d’un hamroc, mais d’un dahur. La ressemblance entre les deux races était frappante, encore qu’un chasseur ne pût s’y tromper longtemps. Nul ne tuait les dahurs, leur chair étant immangeable et leur fourrure inutilisable.

Pourtant, Alik frappa, avec une amère jouissance. Puis il haussa les épaules et revint vers les chasseurs regroupés qu’il entendait à quelques centaines de mètres. Quand on l’interrogea, il répondit : « Rien », sans remarquer qu’un de ses compagnons regardait, passée à sa ceinture, la lame nue de sa dague tachée de sang.

Ce soir-là, près de Clara et de Vani, il redevint celui que Clara aimait : doux et prévenant comme après une maladie suivie d’une brève convalescence.

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Dans un milieu clos tel que le village, les rumeurs circulent très vite, si bien que, lorsqu’il repartit pour chasser, chacun de ses compagnons connaissait le détail de la dague ensanglantée. Aussi, quand il s’éloigna, les autres, loin de se disperser, se postèrent sur une plate-forme rocheuse d’où les regards prenaient en enfilade la vallée dans laquelle il venait de s’engager.

Comme il ne se retourna même pas, ils purent, sans être repérés, assister au massacre. Alik tirait lentement sa dague. Tel un fauve à l’affût, il surveillait une femelle dahur qui paissait quelques brindilles d’herbe sèche, entourée par sa progéniture : quatre petits dahurs âgés tout au plus de deux mois.

Ce ne pouvaient être des hamrocs car ceux-ci s’enfuyaient d’une course pataude dès qu’ils apercevaient un être humain. Les dahurs ne redoutaient pas l’homme puisque celui-ci les laissait en paix.

Alik plongea en avant et, d’un geste ample, égorgea la mère. Un des chasseurs qui le guettaient s’essuya le front et, d’une voix mal assurée :

— La ressemblance l’a trompé…

Il comprit aussitôt son erreur. Alik, en effet, s’acharnait sur les quatre petits qui se blottissaient contre le chaud cadavre. Quand il les eut égorgés tous quatre, il remit à sa ceinture la dague ensanglantée.

Les chasseurs surent alors que l’instinct du Tueur était revenu dans la tête de celui qu’ils hébergeaient depuis plus d’une année.

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L’ayatoll avait été autorisé par le Conseil à vivre au village. En effet, la Loi ancestrale ne présentait plus aucun sens. Pourquoi supprimer de possibles indiscrets puisque, dans les Cités, on connaissait déjà l’existence de cette agglomération où les limaces se défendaient avec succès contre les Tueurs ? D’autant plus que, les ayatolls gouvernant désormais les Cités, et étant parfaitement au courant de la triste fin de l’Ordre Établi, ils n’oseraient jamais attaquer.

Ce jour-là, sous un magnifique soleil, l’ayatoll, assis sur un bloc rocheux qui dominait le torrent, au centre du village, essayait, assez adroitement d’ailleurs, de préparer une fourrure que l’on tannerait dans les jours à venir.

Des femmes passaient sans prendre garde à lui. On s’était accoutumé à sa présence, mais on ne l’avait pas encore autorisé à suivre les chasseurs sur les collines.

Une voix impérieuse l’interpella :

— Lève-toi, chien ! Tu ne dois pas rester assis quand un Maître passe !

La fourrure lui tomba des mains, il obéit et se retourna.

Deux femmes, intriguées, s’immobilisèrent à quelques pas. L’ayatoll était livide. Pas un instant il ne pensa aux armes qu’il portait. Une terreur ancestrale le paralysait à demi. Devant lui se tenait un Tueur, et quel Tueur ! Alik Un, fils de l’ancien Seigneur de Galican. Un Tueur aux yeux froids, à la voix glaciale. Un mince filet de bave suintait entre les lèvres d’Alik.

— Ainsi, chien, toi et les tiens avez osé vous révolter contre vos maîtres ! À genoux !

Et comme l’autre, éperdu, allait s’enfuir, la dague d’Alik frappa en revers, de gauche à droite. Les deux femmes hurlèrent. L’ayatoll s’écroula, égorgé, et Alik se délectait aux sursauts de sa brève agonie.

Mais cette fois, la crise fut très brève. Alik remit son arme à sa ceinture, s’essuya les lèvres d’un revers de main et, hébété, regarda le cadavre.

Tant qu’il ne s’était agi que d’animaux, il avait pu se rassurer en revenant vers Clara et Vani : la chasse entraîne parfois l’homme jusqu’à la cruauté. Mais l’ayatoll !…

L’implacable vérité, tapie dans sa tête depuis des jours et des jours comme l’aragne au coin de sa toile, l’aveuglait soudain. La théorie qu’il avait échafaudée, selon laquelle l’instinct du Tueur s’estomperait peu à peu chez les Humains, cette théorie s’écroulait. L’instinct de tuer pouvait être freiné, assoupi par la volonté, mais il éclatait en de certaines circonstances. Tueur il était, Tueur il resterait jusqu’à la fin de ses jours. Sa noble tentative n’avait été qu’un rêve.

Oui, mais alors… Clara et Vani ? Si une crise de ce genre le prenait devant Clara, celle-ci resterait-elle pour lui autre chose qu’une limace ? La Loi des Tueurs ordonnait de supprimer les limaces dès qu’elles avaient donné le plaisir physique. Un jour ou l’autre, n’égorge-rait-il pas Clara, et peut-être Vani ?

Quelques hommes s’approchaient en courant, alertés par les deux femmes. Alik dit, pour lui-même :

— Je croyais que c’était possible…

Puis il s’en fut vers le sentier et commença à escalader la colline. À mi-hauteur, il se retourna. Nul ne l’avait suivi.

Cinq minutes plus tard, il disparaissait derrière la crête, vers la forêt, vers Galican.