INTERLUDE
La construction du castel féodal remontait aux premiers âges de l’humanité, selon les rarissimes Tueurs curieux qui avaient pu compulser des documents miraculeusement conservés.
Malgré les milliers d’années qui avaient ravagé ses murailles, il se dressait encore, fier comme un défi au Temps, à l’entrée du défilé. L’Ordre Établi avait choisi ses caves aux voûtes de pierre pour y établir un Quartier général.
Et c’est là que se réunirent ceux qui avaient adressé un « avertissement » à Alik Un.
L’Ordre Établi ne prétendait rien régenter : ce n’était pas un gouvernement. Pas davantage une Société secrète : les membres qui désiraient rompre se retiraient chez eux après avoir donné leur parole de Tueur. Ils parleraient de l’Ordre le moins possible.
Cette association ne connaissait qu’un but : maintenir la prééminence de la race des Tueurs. C’est pourquoi, à tour de rôle, certains de ceux-ci assuraient une permanence dans cette cave, prêts à intervenir aussitôt que des événements néfastes à leurs yeux se produisaient dans une cité voisine.
Par « cité », il convient d’entendre « groupe d’antiques maisons plus ou moins fortifiées, mais guère peuplées ». Galican, par exemple, ne comptait que deux centaines d’ayatolls et une douzaine de Tueurs.
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Les cinq partisans de l’Ordre Établi se tenaient assis sur des rochers, autour d’une énorme pierre que, bien des années plus tôt, les ayatolls avaient fait basculer dans l’escalier rocheux à demi démantelé.
Quatre torches plantées dans des blocs d’argile posés sur cette table improvisée les éclairaient.
Une discussion animée s’engagea. Devait-on provoquer Alik Un de Galican et s’en débarrasser avant que son hérésie se soit propagée ? Quelqu’un éleva la voix :
— Le provoquer, c’est facile !… Quant à s’en débarrasser… C’est le plus habile jouteur que je connaisse. Il est capable de nous écheniller et de rester maître du terrain.
— Et tous ensemble ? murmura un jeune Tueur.
Réprobation chez tous les autres :
— La Loi nous l’interdit. Et nous sommes ici pour que rien ne change, surtout la Loi établie. Imaginez ce qui se produirait si, comme tu le suggères, nous l’attaquions tous ensemble. Un jour ou l’autre, cela se saurait… et nous nous retrouverions ayatolls.
— Cependant… Si nous faisions serment…
Quelqu’un lui coupa la parole :
— Ces discussions sont stériles. Ce serait une faute énorme que de supprimer actuellement Alik Un. Nous avons déjà compromis nos chances en nous manifestant.
— Et pourquoi le ménager ?
L’autre se leva. Chaque torche projetait sur le sol de pierre une ombre dansante, si bien qu’il semblait précéder tout un groupe.
— Parce qu’Alik Un n’est rien par lui-même, répondit-il. Pourquoi a-t-il quitté Galican et s’est-il engagé dans cette forêt ? Parce qu’il espère y découvrir de l’aide, une aide solide capable de nous gêner. Alik Un ne m’inquiète pas. Ses alliés, beaucoup, et c’est pourquoi nous devons attendre qu’il nous ait conduits jusqu’à eux.
Ils réfléchissaient, surpris. Puis :
— Des alliés ? Mais qui oserait se dresser devant nous, les Tueurs ?
L’homme âgé s’assit lentement et hocha la tête.
— Certaines Légendes, et vous savez qu’Alik Un en est friand, prétendent que notre monde fut autrefois, et à diverses reprises, en butte à de telles situations. Une race supérieure gouvernait et imposait ses volontés. Mais toujours, entendez-vous, toujours la race noble a perdu la partie. Parfois à la première épreuve, parfois à la deuxième, voire à la troisième… mais toujours ! Pourquoi ? Parce que la race noble n’avait pas réagi avec une sévérité suffisante, sans doute parce qu’elle ne parvenait pas à déterminer la nature du péril. Et c’est cela que je vous propose : grâce à Alik Un, nous saurons qui se dispose à l’aider et… à menacer l’Ordre Établi. Il faut ménager Alik Un jusqu’au moment où il nous aura guidés, sans le savoir, jusqu’à ses alliés. Connaître la nature d’un danger, c’est presque le vaincre.
Ils hésitaient encore. Alors le Tueur âgé reprit :
— Une situation analogue s’est déjà produite quand j’étais jeune, et sans doute en avez-vous entendu parler. Un certain Gwan prétendait modifier l’Ordre Établi. Nous avons ri, puis, parce qu’il s’obstinait, nous l’avons défié. Il a tué les deux premiers, et moi, de cette main que voici, je l’ai tué. Quelques jours plus tard, nous avons admis notre erreur. Dans toutes les cités se déchaîna une vague d’attentats. Nous avons mis des mois et des mois avant de découvrir et de châtier les contestataires, alors que, si nous avions surveillé Gwan, nous aurions pu en établir la liste et les mettre d’un seul coup hors d’état de nuire. Réfléchissez-y. La force n’est pas tout, même chez les races nobles. Et si certaines d’entre elles ont été éliminées autrefois, c’est parce que, dans leur fol orgueil, elles n’avaient pas su le comprendre.
Ils se dévisageaient, et leur conclusion fut presque immédiate :
— Tu as fort bien parlé. Pour l’instant, nous ne toucherons pas à Alik Un de Galican.