CHAPITRE PREMIER
Pendant toute la durée de notre long voyage, Alik m’avait parlé de sa ville natale, mais il l’avait fait sans flamme, sans chaleur humaine, exactement comme si penser à Galican l’ennuyait.
Je n’avais jamais beaucoup aimé mon village, mais tout de même, si j’en avais parlé, je me serais souvenue de certains épisodes agréables. Chez Alik, rien. On aurait juré qu’il haïssait Galican.
Quand, de loin, je l’aperçus enfin, cette cité dont le père d’Alik était Seigneur et Maître, je fus, je l’avoue, déçue malgré les réticences dont mon compagnon avait parsemé ses explications.
Car, de Galican, je n’entrevoyais qu’une haute muraille grise qui cernait l’agglomération. La pénombre s’épaississait. Alik força un peu le pas tranquille de notre monture et s’en expliqua en quelques mots :
— Dès la nuit venue, on ferme toutes les portes de la ville.
— Pourquoi ? Craignez-vous un assaut de vos ennemis ?
Il me dévisagea, surpris.
— Galican ne se connaît pas d’ennemis. Les cités des Tueurs observent scrupuleusement la Loi depuis la destruction de Bator.
— Tu ne m’as jamais parlé de cela !
Comme je l’étreignais à pleins bras, je sentis qu’il haussait les épaules.
— Clara, il ne m’était pas possible, en quelques jours, de te raconter toute l’histoire des Tueurs !… Bator était une ville perfide, dont les habitants avaient pris l’habitude d’attaquer les Tueurs des autres cités, ce qui est interdit par la Loi. Aussi les autres se sont-ils groupés et ont détruit Bator. C’est la Loi, et cela a servi d’exemple.
« C’est la Loi ! » Il répétait toujours ces mots !… La Loi, la Loi… Celle de mon village interdisait que l’on vole des salades pendant la nuit. Or nous l’avions souvent fait, Rol et moi, parce que nous avions faim.
Les Lois sont faites pour les Nantis, parce qu’elles sont édictées par eux. Faites établir des Lois par des voleurs de salades, elles seront totalement différentes. N’est-ce pas normal ?
— Bien, repris-je. Mais cela ne m’explique pas pourquoi vous fermez les portes la nuit.
— C’est la Loi.
— Tu n’as qu’à te nommer ! Tu es le fils aîné du Seigneur Maître ! On ouvrira pour toi !
Il répondit, très sérieux :
— On ne le ferait sans doute pas. Mais même si on devait le faire, je ne le demanderais pas car ce serait contraire à la Loi.
Et j’aimais cet homme ! Car je ne conservais aucune illusion, j’aimais Alik. Un homme jeune, plein de force, et qui se plie à des Lois stupides que d’autres ont édictées sans lui demander son accord !
Oh, j’admets fort bien que l’on accepte des Lois. Mais quand on ne les accepte pas ? Juger quelqu’un d’après des Lois qu’il réprouve, non. On devrait lui dire : « Va-t’en. Tu n’as rien à faire chez nous. » Et il partirait, voilà tout, parce que personne ne doit rester dans un monde qu’il n’admet pas.
Quoi qu’il en soit, je parlai d’autre chose, non sans noter qu’Alik Un, fils aîné du Seigneur Maître de Galican, ne pouvait entrer de nuit dans sa ville. Moi, j’allais dans mon village quand je voulais, et parfois pour dérober des salades.
— Quand nous serons dans la cité, que feras-tu de moi ?
Il répondit sur un ton préoccupé :
— Je ne sais pas, Clara. Je voudrais que tu restes à mes côtés, mais en cela comme en toute autre chose, c’est mon père, le Seigneur Maître, qui décide.
— Plaisantes-tu ?
— Oh, pas du tout.
Puis, très embarrassé :
— Je comprends ta réaction, parce que je me mets à ta place. Essaie de te mettre à la mienne. J’ai été élevé dans le but de tuer. On m’a toujours enseigné que les sentiments sont une faiblesse. Certes, au fond de moi je sais que c’est faux… mais je ne parviens pas à me débarrasser de toutes ces choses qu’on a introduites dans ma tête quand j’étais gamin. Clara, je crois qu’il en est de même pour toi et pour tous. Il reste toujours en nous, quoi qu’on fasse, une grande part de ce qu’on nous a enseigné quand nous étions petits.
Est-ce qu’il se moquait de moi ? Ce qu’il affirmait, je le savais depuis longtemps ! Tous les gens que j’avais connus réagissaient suivant ce qu’on leur avait appris quand ils avaient… mettons entre quatre et six ans.
J’avais vu des vieux qui refusaient avec obstination de se baigner dans le torrent, et quand un jeune, excellent nageur, se noyait, ils chuchotaient :
— Vous voyez ? On vous l’avait bien dit !
Aurait-on dû les y contraindre quand ils avaient six ans ? Mais alors peut-être se seraient-ils noyés à douze ou quinze ans… Leur horreur instinctive de l’eau ne les écartait-elle pas d’un danger, tout comme l’horreur instinctive des Tueurs pour la sentimentalité ?
Quand on sait nager, on s’aventure en eau profonde. Quand on est sentimental aussi. Ce ne sont pas les mêmes eaux, mais le risque est le même.
On arrivait à quelque distance de la porte quand Alik se dressa sur ses étriers et lança un appel impérieux. Mais on eut tout le temps d’arriver au pied de la muraille avant qu’une silhouette n’apparaisse comme une ombre sur le ciel, au sommet du mur. Décidément, Galican ne redoutait aucune attaque.
— Qui va là ? hurla une voix que je jugeai indifférente.
— Alik Un. La nuit n’est pas tombée, et donc ouvre la porte.
— Tout de suite, Seigneur Alik.
« Tout de suite », ce furent cinq bonnes minutes. Après quoi, les deux battants étant grands ouverts, le cheval entra dans la cité, non pas majestueux mais plutôt très fatigué. Comme moi…
* *
*
Je supposais qu’Alik allait me présenter à son père, le Seigneur Maître de Galican. Il ne me le proposa même pas. Il me dit :
— Nous passerons la nuit dans mon appartement, au Palais. Demain, nous réfléchirons.
Réfléchir ? À quoi ?
* *
*
— Clara, me dit-il au matin, je ne sais à quoi me décider.
— À quel sujet ?
Gêné, il murmura :
— À ton sujet. Dois-je te présenter à mon père ? Je me le demande.
— Merci, fis-je, affreusement vexée.
Il procédait à sa toilette, nu dans une sorte de vasque en pierre emplie d’eau froide. Les Tueurs n’avaient pas de torrent à leur disposition. Je n’ai jamais su pourquoi ils avaient édifié leurs cités loin des cours d’eau. Et d’où sortaient-ils celle qu’ils utilisaient ? À cette époque-là, je n’avais jamais entendu parier des puits, je n’imaginais même pas qu’il pût y avoir de l’eau sous la terre.
Il reprit, pensif :
— Je me demande si le moment n’est pas venu pour moi de rompre les ponts, en prenant ta présence pour prétexte. Il est évident que si je te présente à mon père nous allons connaître tous deux certaines difficultés.
Il s’essuyait à l’aide d’un large drap blanc d’aspect très rude. Je m’approchai et je palpai l’étoffe. Elle était semblable à celle que nous utilisions au village. Évidemment, elle ne pouvait que l’être : c’était la même !
Alik me caressa l’épaule.
— Bien sûr, Clara ! Les Tueurs estimeraient déchoir s’ils fabriquaient quoi que ce soit. Quand ils exterminent la population d’un village, pourquoi abandonneraient-ils les dépouilles de leurs victimes ?
— Mais… à force de détruire… et depuis si longtemps… comment découvrent-ils encore des villages habités ?
Il finissait de se vêtir, sans hâte. Un sourire amer planait sur ses lèvres.
— Il suffit de quelques dizaines d’années pour qu’un village se repeuple. Quelques survivants reviennent l’habiter, et ils se reproduisent… Et des villages, nous en connaissons des milliers. Ne crois pas, Clara, que les Tueurs ravagent tout au hasard. Je savais fort bien que Gark Trois venait chez toi. La preuve, c’est que je m’y suis trouvé quand il le fallait.
Il hésita, rêveur, puis conclut à mi-voix :
— Il le faut. Demain, je te présenterai à mon père, le Seigneur Maître de Galican.