CHAPITRE IV
Entre deux ayatolls qui brandissaient des torches fumeuses, le Tueur parut. Il vint vers moi, mais, malgré la clarté dansante, la pénombre régnait encore dans la pièce. Il eut un geste d’impatience et gronda :
— Approchez, chiens ! Je veux la voir de plus près, savoir si elle est digne de moi !
La fumée de résine, déjà, prenait à la gorge. Jamais nous n’utilisons de torches de ce genre dans nos habitations à cause de cette âcre odeur.
Il m’étudia longuement, mains aux hanches. Les ayatolls s’étaient campés à mi-distance, mais assez loin de nous, et l’ombre du Tueur rampait en se tordant derrière lui au gré des courants d’air.
— Bien, conclut-il enfin. Digne de moi. Que l’on accroche les torches aux murs de cette masure. Je n’aime pas faire l’amour dans la nuit.
— Seigneur Tueur, murmura un ayatoll, rien n’est prévu pour fixer les torches.
Il haussa les épaules.
— Eh bien, restez, et tenez-les. Qu’êtes-vous d’autre que des objets sans âme ?
Comme je l’ai avoué, j’avais déjà admis qu’il me posséderait. Chez nous, filles du village, c’était une simple formalité, parfois agréable, parfois désagréable. Tout dépendait du partenaire et de l’affection qu’on éprouvait pour lui… et souvent de son âge.
Mais nous avions une coutume : nous n’affichions pas nos amours en public. Pas plus que nous n’aimions satisfaire en public nos besoins naturels… et somme toute c’en était un. Les vieux, qui dirigeaient le village, étaient très stricts sur ce point.
La pensée que les ayatolls, race dégénérée, allaient assister à nos ébats, me fit grincer des dents. Le Tueur s’en aperçut, et une lueur ironique s’alluma dans son regard, alors qu’un demi-sourire tordait un coin de sa bouche.
— Je te dégoûte, ma belle ? demanda-t-il avec intérêt.
— Ce n’est pas cela… Ce sont… les ayatolls…
— Veux-tu que je leur ordonne de fermer les yeux et de se boucher les oreilles ? Ils obéiront, n’en doute pas.
Il riait, découvrant des dents très blanches. Avec une sorte d’effroi, je me dis qu’il était beau… et qu’il ne me déplaisait pas… pas du tout.
— Ils pourraient, murmurai-je, creuser un petit trou au pied des murs et y planter les torches… Et puis sortir, nous laissant seuls…
Il parut surpris, passa sa main sous mon menton, me releva la tête :
— Tu n’es pas sotte, reconnut-il… Je n’y avais pas pensé moi-même.
Il donna ses ordres aux ayatolls qui s’empressèrent de fixer les torches comme j’avais suggéré de le faire. Bien que le sol fût très dur, ils y parvinrent sans trop de difficultés grâce à leurs coutelas.
— Dehors, chiens ! gronda enfin le Tueur.
Ils sortirent, et je surpris le regard mécontent de l’un d’eux. Ils auraient probablement aimé assister au « spectacle ».
Le Tueur me prit dans ses bras. « Ces êtres, pensai-je, sont doués d’un orgueil fou. Il a conservé son arme à foudre à la ceinture !… Il est vrai que je suis incapable de l’utiliser… Mais aussi un court poignard pointu… Quelle folie ! Fait-il donc si bon marché de mes réactions ? »
Puis je me dis que les Tueurs étaient habitués à se battre depuis leur prime enfance, que leurs réflexes étaient prodigieux… Et, alors qu’il me regardait, son visage contre le mien, je me mordis les lèvres. Voilà que j’en faisais une sorte de héros !
— Qu’y a-t-il ? murmura-t-il presque tendrement, avec son étrange sourire en coin.
Je cherchai une réponse digne, et je la découvris :
— Je voudrais… que tu ne me tues pas avant le lever du jour. J’aurais horreur de mourir la nuit. Car tu vas me tuer, n’est-ce pas… après ?
Son visage se glaça :
— Bien sûr. Même si je voulais t’épargner, je ne le pourrais pas. Je suis un Tueur.
— Tu ne tues pas tes ayatolls.
— Ce ne sont pas des humains, mais des chiens. Un chasseur ne tue pas ses chiens.
Dûment avertie, je conclus que je devais tenter le tout pour le tout, et je préparai un plan. J’attendrais qu’il dorme. À ce moment-là, je saisirais le poignard et…
Mais voilà qu’il détachait sa ceinture de cuir, qu’il allait l’accrocher à la porte, qu’il revenait vers moi, qu’il m’entraînait vers la couche de feuilles sèches ! Comment pourrais-je, sans le réveiller, aller là-bas et revenir avec l’arme ?
J’essayai de gagner du temps. Pourquoi ? C’était stupide : j’étais seule avec lui pendant des heures !
— Moi, fis-je, c’est Clara.
— Quelle importance ? fit-il d’une voix rauque. Les femmes sont des objets… sauf les Tueuses… et les objets n’ont pas de nom.
— Mais moi, j’aimerais savoir quel est ton nom, ne serait-ce que pour le prononcer quand tu me posséderas.
Cela lui fit plaisir, et il relâcha son étreinte.
— Je suis Gark Trois, le troisième fils du Seigneur Gark le Père qui règne sur la cité de Gavaujan. Mais tu n’as jamais entendu parler de Gavaujan, n’est-ce pas ?
— Jamais. Pas plus que de Gark le Père.
Sa main s’abattit sur ma joue avec une telle force que je tombai sur le lit de feuilles.
— Chienne ! gronda-t-il. Je dis, moi, « le Seigneur Gark le Père » et toi, infime chienne, tu oublies « Seigneur » !
D’une main, je tenais ma joue. Je souffrais… et je saignais de la bouche. Mais je n’avais nulle envie de me prosterner devant lui.
— Vous parlez toujours de « chiens » et de « chiennes », fis-je avec défi. J’ignore ce que c’est. Quand on s’adresse à moi, j’aime comprendre.
Peut-être y eut-il en lui une étincelle de pitié. Il vint s’asseoir près de moi.
— Les chiens étaient des animaux que nos ancêtres avaient apprivoisés, c’est écrit dans les livres que nous avons retrouvés et que nos savants ont réussi à reconstituer. Ils étaient fidèles, mais stupides. En général leur maître pouvait les battre impunément… sans qu’ils se rebellent.
— C’est pour ça que tu m’appelles « chienne » ?
Il me prit dans ses bras, assis près de moi, toujours son étrange sourire aux lèvres.
— Un peu, peut-être, admit-il… Mais sais-tu ce qu’est une limace ?
— Oui, fis-je. Un animal gluant qui rampe et que l’on écrase d’un coup de pied parce que ça mange les légumes dans les jardins.
Il éclata de rire.
— Eh bien, entre nous on vous a surnommés « les limaces », parce que vous rampez quand vous nous voyez et que vous êtes incapables du moindre geste de défense. Aussi, quand on vous rencontre, on vous écrase.
Dents serrées, je guignais les armes accrochées à la porte. Aurais-je le temps de m’en emparer et de frapper ? Puis je constatai que, de la façon dont il m’étreignait, je ne conservais aucune chance : mes deux bras étaient bloqués dans l’étau des siens.
L’avait-il fait à dessein ? Je supposais que c’était plutôt instinctif : un réflexe héréditaire des Tueurs.
— Couche-toi, limace ! gronda-t-il.
Je cherchais le moyen de me dégager. Mais pourquoi ? Il m’aurait facilement rattrapée. Sinon lui, du moins ses ayatolls. Cependant, je n’obéis pas. Il m’allongea de force et, à son regard qui brillait, je compris que ma résistance ne l’irritait pas.
— Une limace qui se rebelle ! grogna-t-il.
Je fermai les yeux. Il m’avait allongée sur le dos et me tenait les bras.
— Si tu étais un ayatoll, reprit-il, je te ferais fouetter puisque tu oses résister à mes ordres. Mais sois sans crainte. Je ne veux pas t’abîmer… avant. Tu seras fouettée… après.
— Juste avant que tu ne me tues, dis-je tranquillement. Je sais.
Cela le surprit au point qu’il me lâcha. Malheureusement il ne portait aucune arme, sans quoi j’aurais pu le frapper.
— Vraiment rebelle ! fit-il avec étonnement. Es-tu bien certaine de ne pas être la bâtarde d’un Tueur ?
— Les Tueurs écrasent toujours les limaces avec lesquelles ils s’accouplent, répondis-je doucement.
En fait, je parlais au hasard, mais cela me paraissait évident. Il rit, d’un rire glacé.
— Des limaces telles que toi, je n’en ai jamais rencontré, avoua-t-il. Et au fond il serait possible que je te fasse grâce… si tu te comportes honorablement.
J’ignore ce que j’allais répondre. Une voix grave et tranquille retentit. Je levai la tête et je vis que la porte était entrouverte.
— Gark Trois, disait la voix, je viens te donner le bonjour en passant.