CHAPITRE VI
Les premières traces de vie humaine apparurent alors que nous approchions du pied de la montagne. Là, c’était comme partout où l’homme sévit : des fraises des bois écrasées, des broussailles piétinées, des branches gênantes brisées.
Ce ne pouvait être que l’œuvre des hommes. Les animaux, certes, écrasent les fraises et les broussailles, mais ne brisent pas une branche qui les gêne : ils passent par-dessus ou par-dessous. Ils les respectent… peut-être parce qu’ils n’ont pas de mains pour les briser.
Et peut-être aussi est-il préférable que les animaux n’aient pas de mains, sans quoi la Terre deviendrait à peu près inhabitable pour l’homme.
Les basses branches nous giflaient au passage. J’ai remarqué que la végétation sauvage devient plus épaisse quand on s’approche des zones habitées, contrairement à ce que croient certains.
C’est peut-être parce que, loin des hommes, les végétaux s’étouffent les uns les autres. Près des hommes, ils sont mutilés. Entre ces deux zones, ils bénéficient de l’air et du soleil et se développent.
Cependant, selon cette théorie, les ayatolls auraient dû être plus beaux et plus solides que les Tueurs ou les Limaces… et c’était faux.
Donc, alors que nous approchions de l’orée du bois et que, loin encore devant nous, commençaient les premières pentes rocailleuses, je devinai avec certitude la présence des hommes, et je le dis à Géli qui se tenait à ma hauteur, c’est-à-dire un peu plus bas qu’Alik.
— À quoi vois-tu cela ? me demanda-t-elle avec curiosité.
— Les basses branches… Regarde : elles sont brisées presque partout.
Elle étudia les arbres qui nous entouraient, sifflota, puis :
— Et alors ?
— Il advient, dis-je à voix haute, qu’un village manque de menu bois pour allumer le feu. On envoie alors les gamins dans la forêt, et ils reviennent avec des brassées de petites branches. N’oublie pas qu’ils n’ont ni couteau ni hache.
Elle sifflota de nouveau, rêveuse.
— L’existence ne semble pas de tout repos dans les villages !
— Ça ne vaut pas Galican… à un certain point de vue. Nous ne disposons pas d’ayatolls pour faire le travail à notre place… Mais tout de même nous préférons notre demi-misère à la noble situation d’ayatoll.
Elle devint très pâle, et ses yeux me poignardaient. D’instinct, je portai ma main à ma ceinture où j’avais glissé le couteau « confisqué ».
— Elle n’a pas eu l’intention de nous blesser, Géli, dit Alik sans détourner la tête. Cela lui paraît tout simple, et c’est l’expression de la vérité. Que ferions-nous à Galican sans les ayatolls ? Et quand nous partons seuls en expédition, souviens-t’en, nous connaissons parfois des difficultés pour nous nourrir.
Géli ne répondit rien, mais son visage reprit quelques couleurs. Je ne sais pourquoi, elle m’attirait. Ce n’était pas une Tueuse semblable à celles ou à ceux qui frappaient sans discernement.
Nous continuions à avancer au pas de nos chevaux quand je pressai mes bras sur la poitrine d’Alik :
— Arrête-toi… Un petit instant… Regarde là, derrière le sapin…
— Un tas de feuilles mortes ou de pierrailles sombres, grommela-t-il.
— Ce ne sont ni des pierrailles ni des feuilles, mais du charbon. Je voudrais le vérifier.
Il arrêta sa monture et je me laissai glisser à terre. Aussitôt, je courus vers ce que j’avais remarqué. C’était bien le cadavre d’un feu de bois. Je revins près d’Alik.
— Je ne m’étais pas trompée. Il y a un village tout près d’ici, à moins de deux ou trois kilomètres.
Que me répondit-il ? Ceci :
— Clara, n’as-tu jamais remarqué que tous, Tueurs, ayatolls et…
— Et limaces, fis-je. Tu peux le dire, puisque c’est le nom que l’on donne aux miens.
— Soit. Le fait est là. Tous, nous mesurons les longueurs en mètres et en kilomètres. Tous, nous apprécions les poids en kilogrammes… qui ne sont d’ailleurs pas toujours identiques. Or, il n’existe aucune liaison entre les villages et les cités pour la bonne raison que, lorsque des Tueurs découvrent un village, ils en exterminent la population. Alors ? Il faut bien admettre que ces notions de mesure proviennent d’une souche unique !
— Et le langage ! fis-je avec tristesse.
Il s’anima :
— Oui, le langage ! Le même partout, sauf certaines variantes négligeables. Là aussi il y a tronc commun.
Il allait s’engager dans une longue explication, mais je happai sa cheville et je tirai pour effacer son idée fixe.
— Alik, que vas-tu faire ?
— Aller au village, interroger les habitants ! J’accumule des renseignements.
— Tu n’en obtiendras pas un seul.
— Pourquoi ?
— Dès que vous apparaîtrez, Géli et toi, à cheval, vêtus et armés comme des Tueurs, ce sera la débandade. On s’enfuira.
Je glissai un coup d’œil vers sa sœur.
— Surtout si Géli se laisse emporter par son ardeur guerrière et commence à les massacrer.
Elle haussa les épaules.
— Je sais me dominer, fit-elle.
Je pensai que c’était vrai. Les Tueurs ne tuaient peut-être pas par plaisir, mais par habitude, parce qu’on les avait élevés ainsi. N’en est-il pas de même pour chacun de nous ? Moi, par exemple, quand j’étais jeune on m’avait appris à chaparder dans les champs. Et je le faisais même quand cela ne m’était pas nécessaire. De nouveau je pensai aux salades, et je ris en silence.
— Qu’y a-t-il, Clara ? demanda Alik inquiet.
— Oh, pas grand-chose… Tu tiens à mettre en confiance ceux que nous allons rencontrer, mais si tu te présentes ils s’enfuiront. Alors, laisse-moi faire. J’irai seule, et je les préparerai au choc qu’ils subiront quand ils apprendront que deux Tueurs vont entrer chez eux.
J’ajoutai, sourire aux lèvres :
— Deux Tueurs qui ne tuent pas. Je sais, moi, que ça existe.
* *
*
Je rencontrai d’abord deux gosses : un garçon d’une dizaine d’années d’apparence stupide, et une fillette de sept ou huit ans à l’air éveillé.
C’est à elle que je m’adressai, alors qu’ils me regardaient avec surprise.
— Quel est ton nom ?
— Ila, madame. Et toi ?
— Moi, c’est Clara. Je viens de loin. Les gens sont-ils au village ?
Elle rit, et battit des mains.
— Les femmes, oui. Les hommes, non : ils sont partis à la chasse.
Et elle se mit à babiller. Il y avait une grande fête après-demain, on avait besoin de venaison. Le garçon, un doigt dans le nez, ne pipait mot.
Je ne sais quel instinct de gloire me saisit, mais je lui montrai le poignard passé à ma ceinture et je lui dis :
— Je regrette de l’apprendre si tard. J’aurais pu les aider avec mon arme.
Ses paupières papillonnèrent.
— Qu’est-ce que tu veux dire ? fit-elle.
— Eh bien, tu le vois, je suis armée.
— Eux aussi.
Cela me coupa le souffle, et ce n’est qu’après un long silence que je repris :
— Que veux-tu dire ? Il possèdent des couteaux semblables à celui-ci ?
— Oui.
— Combien d’entre eux sont-ils armés ?
— Tous, fit-elle avec surprise.
Etait-ce possible ? Allais-je bien vers un village de limaces ou vers une cité de Tueurs ? Pourtant, ces deux enfants étaient vêtus comme moi, comme des limaces.
— Mais d’où proviennent ces poignards ? murmurai-je.
— Eh bien, répondit avec fierté la petite fille, on les prend aux Tueurs quand ils viennent nous attaquer jusqu’ici. Et quand nous en manquons, on va en chercher à la cité dans la montagne.
Je rêvais. Ce n’était pas possible.
— Et…, balbutiai-je, les Tueurs… se laissent dépouiller de leurs armes ?
Elle croqua quelques graines de sapin puis, paisibles :
— On les jette dans le torrent, pardi… On a toujours agi comme ça. Il ne faut pas qu’ils répètent à leurs amis qu’ils ont découvert notre village.