CHAPITRE III
La présence de Géli, derrière nous, m’inquiétait. Pourquoi nous suivait-elle ? Que tenterait-elle ? Etait-ce vraiment une ennemie ? Je l’ignorais, et pourtant je ne pouvais y croire.
Elle m’avait sauvée par son intervention devant le Seigneur Maître. Encore que non… ce n’était pas tout à fait exact : elle avait sauvé Alik. Alors, encore une fois, pourquoi nous suivait-elle, sinon pour se débarrasser de moi et garder Alik tout à elle ?
Desserrant mon étreinte autour de la poitrine d’Alik, je palpai l’arme étrange à ma ceinture. Et le poignard était toujours là. Cependant, je n’étais guère rassurée. J’avais beau être solide et accoutumée à la rude existence du village, Géli était entraînée au combat, moi non.
— Qu’y a-t-il, Clara ? demanda Alik.
Je lui confiai mes craintes à l’oreille. Il me répondit :
— Nous verrons cela quand nous ferons halte pour manger, lorsque le soleil sera haut, vers midi. Je saurai la raisonner.
Se moquait-il ? Raisonner une femme amoureuse ! Autant vaudrait essayer de prendre des truites avec les doigts de ses pieds.
* *
*
Le soleil était déjà haut sur l’horizon quand Alik dit, d’une voix que je ne lui connaissais pas encore, la voix d’un maître :
— Géli, pars en chasse. Nous mangerons bientôt et nous n’avons apporté aucune nourriture.
J’attendais une protestation hautaine, mais elle fit simplement :
— Bien, Alik.
Puis elle éperonna sa monture et fonça au galop vers la colline non loin de laquelle nous passions. Sur le coup, cela me fit mal au cœur, car j’imaginais qu’elle obéissait par amour.
Alik dut comprendre ce qui se passait en moi. Il murmura en affectant l’indifférence :
— Quand des Tueurs voyagent en groupe, l’aîné donne ses ordres. La Loi le dit.
Je regardai la cavalière, toute petite déjà, et je ne pus m’empêcher de souffler :
— Elle t’aime, Alik.
Il soupira :
— Je le sais, Clara. Mais elle a sa fierté de Tueuse et ne l’avouera pour rien au inonde… tant que je ne lui en parlerai pas.
— Elle va me haïr !
Il me regarda par-dessus son épaule, surpris :
— Elle ? Tu n’auras pas d’amie plus dévouée.
Je fis la moue. Je l’aimais, et pourtant je devais m’avouer qu’il connaissait bien mal la mentalité féminine. Peut-être était-ce mieux ainsi.
* *
*
Le soir, on s’arrêta dans un bosquet d’arbres rabougris où coulait une source. L’herbe fine, dans laquelle je nageais jusqu’à la ceinture, avait envahi les rives du ruisseau, et les chevaux se régalaient.
Je me demandais où nous allions. J’avais interrogé Alik et il m’avait répondu :
— Je te le dirai plus tard…
Et un sourire amer aux lèvres :
— Comme toi pour la suite de la Légende.
— Mais, Alik, je suis prête à te la réciter d’un bout à l’autre !
— C’est faux, dit-il en secouant la tête. Tu l’aurais fait dès le premier instant. La Légende, c’est une part de toi, ce que tu possèdes de plus précieux, et il faut que je la mérite. Eh bien, je la mériterai.
Je ne trouvai rien à répondre, parce que c’était vrai.
Donc, nous avions fait halte dans un bosquet d’arbres rabougris, et nous étendions sur le sol nos couvertures quand je levai la tête et affirmai :
— Quelqu’un vient.
— Je n’entends rien, dit Géli.
J’ajoutai :
— Ils sont quatre. À cheval. Et ils vont au pas.
— Oui, reconnut Alik. Je commence à les entendre.
La nuit tombait. On voyait à vingt pas à peine. Le cliquetis des pas des chevaux s’accentuait.
— Alik, fit Géli avec inquiétude, éloignons-nous les uns des autres ! Ainsi groupés, nous constituons une cible idéale.
— Non, dit Alik. Ils ont des chevaux, donc ce sont des Tueurs. La Loi est formelle : ils ne peuvent nous attaquer que de Tueur à Tueur. Un contre un.
Géli réfléchit, puis, me désignant :
— Mais elle ?
Alik secouait les braises du feu que nous venions d’allumer.
— La femme d’un Tueur, quelle qu’elle soit, bénéficie de toutes les prérogatives accordées à son époux. Telle est la Loi.
La Loi ! Toujours la Loi ! Oui, mais si ceux qui arrivaient ne la respectaient pas ? J’avais volé des salades, moi, et c’était interdit par notre loi !
— Soit, bougonna Géli. Mais si l’un d’eux provoque ta femme, puisqu’elle est devenue Tueuse ? La Loi en donne le droit. Elle ne saura pas se défendre.
Alik cessa de s’occuper du feu et se tourna vers moi avec inquiétude.
— Je n’y avais pas pensé, avoua-t-il.
J’allais répliquer mais une lumière morte s’abattit sur nous.
* *
*
Il existe deux sortes de lumières. Celle du soleil, ou du feu, qui est vivante. Celle des lunes, ou celle qui se reflète sur les murs, sur l’eau du torrent, et qui est morte.
Comme le ciel était couvert, nous n’avions pas droit à la vague clarté des lunes, et pourtant la lumière morte nous entourait. Une voix grave demanda :
— Es-tu Alik Un de Galican ?
— Je suis Alik Un, reconnut Alik. Qui êtes-vous ?
— Nous sommes l’Ordre Établi.
— Nous n’avons violé aucune Loi, cria Géli.
— Certes, répondit la Voix. Mais vous vous apprêtez à en violer une. Le monde humain a retrouvé son équilibre, et Alik Un tente de le bouleverser.
J’essayais, sans y parvenir, de déterminer d’où provenait cette lumière morte qui nous entourait. Elle présentait quelque chose de surnaturel. Je ne savais pas alors que l’Ordre Établi avait hérité certaines découvertes du passé précédant la Légende.
— Quelle est cette Loi que, selon vous, je tente de violer ? demanda Alik.
Il était debout, tête haute, et comme moi tentait de discerner des silhouettes dans l’ombre, mais on aurait cru que cette clarté glacée épaississait les ténèbres autour d’elle.
— Alik Un de Galican, tu cherches à perturber l’Ordre Établi, et tu n’en as probablement pas conscience. Nous allons nous contenter, pour cette fois, d’un simple avertissement. Écoute avec attention.
— Je vous écoute.
Un cheval hennit, et je ne pus m’empêcher de dire à voix haute :
— Je ne comprends pas ce langage.
— Silence, limace ! gronda la Voix. C’est à ton maître que je m’adresse. Il t’a choisie, soit. La Loi lui en donne le droit. Mais tu ne seras vraiment son épouse que lorsqu’il aura respecté les coutumes de l’Ordre Établi. En attendant, nous avons, nous, le droit de te supprimer.
— Essayez donc ! cria Alik.
Il tenait à la main l’arme étrange. Menaçant, il était très beau, mais il n’apercevait pas les inconnus, alors que ceux-ci nous voyaient à merveille, pris comme nous l’étions dans le cercle de lumière morte.
— Alik Un de Galican, je dois te rappeler les principes qui nous régissent et que nous, l’Ordre Établi, sommes chargés de faire respecter. La terre sur laquelle nous vivons est peuplée par trois races : les Tueurs, qui sont les maîtres, les ayatolls qui sont leurs serviteurs, et les limaces qui ne sont rien. Et tout est bien ainsi. Or, nous le savons, tu t’es mis en tête que Tueurs, ayatolls et limaces appartiennent à la même race, venue du fond des temps. Que tu le croies importe peu. Que tu essaies de le prouver, nous ne pouvons l’admettre, parce que ce serait l’écoulement de notre civilisation et que l’Ordre Établi est là pour que rien ne change.
— Surtout pour les Tueurs ! gronda Alik.
L’autre approuva :
— Surtout pour les Tueurs, qui sont la race noble. Et les chevaux, Alik Un ? As-tu pensé aux chevaux ? Dans ton étrange conception du monde, pourquoi ne pas inclure les chevaux ? Pourquoi n’appartiendraient-ils pas eux aussi à la race des Tueurs ?
Alik s’était calmé.
— Si c’est une mauvaise querelle que vous me cherchez, fit-il, paisible, tout en replaçant son arme à sa ceinture, dites-le tout net. Je suis prêt. Un contre un si vous êtes vraiment des Tueurs.
— Deux contre deux ! gronda Géli.
Et moi, je dis à voix haute, sans peur :
— Trois contre trois.
On ricana dans l’ombre.
— La limace se rebiffe !… Attention aux coups de corne !
— Et si on lui donnait une leçon ?
— Prenez garde ! cria Alik.
Un long silence, puis, venu des ténèbres :
— Alik Un de Galican, tu as entendu notre avertissement. Si tu persistes dans ton projet, attends-toi à tout.
La lumière mourut, et on entendit le cliquetis des sabots des chevaux qui s’éloignaient.