CHAPITRE IV
C’est vers le milieu de la nuit que je sauvai la vie à Géli. Nous dormions à la froide lueur de deux lunes. Les nuages s’étaient dissipés, sans la moindre pluie par bonheur.
Probablement parce que Géli nous accompagnait, Alik ne s’était pas allongé près de moi, mais un peu à l’écart, enveloppé dans sa couverture. Je dormais, moi, à deux ou trois pas de Géli.
Quand je l’entendis gémir, je me réveillai en sursaut, et tout de suite j’eus le poignard au poing. Elle s’était soulevée sur un coude, et regardait la mort. Oui, un petit serpent, guère plus gros que mon doigt, et qu au village nous nommons « un minute », parce que, lorsqu’il vous a mordu, vous n’avez guère le temps de compter au-delà de soixante.
Il était à demi lové, tête haute, sur la couverture, juste devant le visage de Géli.
Chez nous, peu de gens étaient morts par sa faute, sinon autrefois, parce que nous avions appris comment nous comporter. L’essentiel consistait à ne pas bouger, pas du tout. Jusqu’à la respiration qui devait se résumer à un léger souffle.
Ces petites bêtes ne sont pas méchantes et ne tuent pas pour le plaisir, comme les Tueurs. Elles frappent quand elles cherchent une proie, ou bien quand elles se sentent menacées.
Or, une proie humaine ne les intéresse nullement. Il suffisait donc de ne pas les inquiéter. N’en est-il pas de même pour beaucoup d’animaux dits « féroces » ?
Mais cela, Géli l’ignorait. Elle mettait tout son orgueil de Tueuse à ne pas crier… à cause d’Alik sans doute… mais je devinais que, au comble de l’horreur, elle allait tenter de saisir une arme à sa ceinture.
La seule chose à ne pas faire ! Ne pas bouger, surtout ne pas bouger ! Or, je le comprenais, elle allait se coucher brusquement sur le côté pour tirer son couteau-poignard de sa ceinture…
Elle serait frappée par le « minute » bien avant d’avoir dégagé son bras armé. Je ne réfléchis même pas. J’avançai en raclant mes semelles sur les pierrailles, et je criai « Holà ! »
Surpris, le « minute » cessa d’épier Géli et tourna la tête vers moi. Je gesticulai. Il se détendit comme ce que nos ancêtres appelaient « un ressort » (on en parle dans la Légende) et s’envola vers moi comme une flèche.
Je le frappai au vol, de ma lame tranchante, et le coupai en deux. Son corps continua à se tortiller sur le sol, mais sa tête demeura inerte, gueule ouverte. J’essuyai le poignard sur la couverture de Géli, et le passai à ma ceinture.
Géli se levait lentement. Ses prunelles arrondies mangeaient ses yeux. Elle s’approcha de moi. Alik aussi arrivait, réveillé par le cri que j’avais lancé, et visiblement très inquiet.
Il me l’avoua plus tard, il avait cru que j’avais tenté de tuer sa sœur. Géli ne prononça pas un mot. Elle m’entoura de ses bras chauds, m’embrassa longuement sur la bouche. Ces Tueuses ont vraiment d’étranges façons ! Évohé ! C’était presque aussi bon qu’avec Alik.
Puis elle revint s’allonger sous sa couverture, et dit à son frère :
— Un « minute »… Je crois bien que ta femme m’a sauvé la vie.
Il me regarda, tout pâle, puis je vis s’éclairer ses yeux. Géli avait dit « ta femme ». Je n’avais plus rien à redouter d’elle.
* *
*
Nous allions désormais côte à côte, Géli ne traînant plus derrière nous comme un compagnon incertain. Alik ne lui avait rien demandé : elle était venue d’elle-même se ranger près de nous.
Je la dévisageais à la dérobée. Impassible, regard tendu vers l’horizon. À quoi pensait-elle ? À moi ? À Alik ? À nous deux ? À nous trois ?
Nous traversions une sorte de désert parsemé de rocailles, où ne poussait qu’une végétation de plantes grasses hérissées de fines aiguilles. Alik m’avait appris à arracher des épines en frottant les énormes feuilles avec la lame du poignard, puis à trancher dans cette molle chair végétale, et à s’abreuver du liquide verdâtre qui coulait. Cela calmait la soif et, prétendait-il, chassait la fatigue.
Mais la fatigue, depuis ma rencontre avec lui, je ne la connaissais plus. D’ailleurs, je l’avais si peu connue ! Au village, nous étions accoutumés aux travaux les plus pénibles, si bien que, le soir venu, on s’allongeait et on s’endormait.
Peut-être la fatigue était-elle là, mais elle dormait avec nous, comme nous.
Depuis près d’une heure, nous marchions en silence, et pour rompre cet isolement mental je demandai avec timidité :
— Où allons-nous, Alik ?
— Tu le verras bientôt.
— Veux-tu que je reprenne le récit de la Légende ?
Il rit du bout des lèvres, préoccupé.
— Pas encore, Clara… Mais si tu le veux, je vais te dire ce que je sais, moi. Ainsi, plus tard, tu n’auras qu’à rectifier ou compléter.
Je n’osai pas protester, car il semblait plutôt étrange depuis notre rencontre avec ceux de l’Ordre Établi.
— Si tu veux, fis-je. Mais parle assez fort pour que Géli entende.
— Ça ne l’intéresse pas.
— Si fait, Alik, dit-elle. Cela m’intéresse beaucoup, depuis que j’ai compris que c’était la seule chose qui compte pour toi.
Et Alik se mit à raconter.
* *
*
Blanchard avait donc lancé dans l’espace une lune artificielle qui commençait à tourner autour de la Terre. Cela n’était pas du goût des trois dictateurs, d’autant moins que Blanchard disposait de son « arme terrifiante » capable d’anéantir à peu près toute vie sur la planète.
Il fallait détruire ce satellite sans que Blanchard ait le temps de réagir. On tenta d’envoyer des missiles munis de charges nucléaires. Ils se heurtèrent à un champ de forces infranchissable et explosèrent très loin de île volante sans lui causer aucun dommage.
Par contre, dans les mois qui suivirent, les retombées radio-actives sur la Terre furent considérables.
Alors, les dictateurs décidèrent de fabriquer un nouveau satellite artificiel comparable à celui de Blanchard, et de le munir d’un champ de forces supérieur à celui auquel s’étaient heurtés les missiles. La technique était parfaitement au point, et capable de réaliser cet exploit en moins d’un an.
Mais Sotto, en attendant ce combat dans l’espace, au résultat d’ailleurs incertain, proposa une tentative originale… et sans dépenses excessives.
— Mon plan, expliqua-t-il, se base sur le fait que Blanchard, d’après tous les renseignements que nous possédons, est un « anarchiste sentimental ». Les ordinateurs l’ont classé ainsi, et ils ne se trompent jamais. Si nous envoyons vers lui un humain dénué de tout et mis hors la loi par notre justice, il l’accueillera les bras ouverts.
— Soit, reconnut Klausky. Et alors ? Notre homme sera soigneusement fouillé là-haut… et surveillé. D’ailleurs Blanchard possède comme nous des « testeurs de vérité » et y soumettra le nouveau venu. Il apprendra ainsi que nous lui tendons un piège, et…
— Non, trancha Sotto. Car nous lui enverrons un homme qui nous haïra et qui haïra l’humanité tout entière.
— Ah bah ? Mais alors, cet homme aidera Blanchard !
— Non.
— Comment cela ?
— C’est très facile. La lobotomie… Une opération chirurgicale au cerveau modifiera à notre gré le comportement de n’importe quel individu que nous choisirons… par exemple parmi les condamnés. Nous en choisirons un jeune, capable d’inspirer de la sympathie à Blanchard le sentimental.
— Oui… Et alors ?
— Tout simplement, nous lui inculquerons une idée fixe : détruire. Et quand il sera sur le satellite, il nous en débarrassera, ainsi que de Blanchard. Quelques séances d’hypnose, après l’opération, lui expliqueront la marche à suivre. Plus de Blanchard, plus de satellite, plus d’arme terrifiante.
* *
*
Alik interrompit son récit. Nous arrivions devant une large rivière aux flots calmes. Sur la berge opposée, le paysage changeait : des arbres verdoyants, sur un terrain qui s’élevait en pente légère, des arbres à perte de vue.
— Clara, me demanda Alik en affectant l’indifférence… que penses-tu de ce que je viens de te raconter ?
Et Géli, près de moi, tranquille, me conseilla :
— Ne réponds pas, Clara… Il t’a menti.
Elle se tenait à notre niveau, bien droite sur sa monture, et regardant devant elle, vers la forêt de l’autre rive.
— Il t’a menti, répéta-t-elle. Il ment toujours quand il tient à connaître la vérité. C’est un des traits essentiels de son caractère.
— Géli ! gronda-t-il.
Elle haussa les épaules. Sa voix restait morne quand elle reprit :
— Peut-être a-t-il raison… Peut-être le mensonge est-il la clé de la vérité. Peut-être est-il le seul moyen de savoir si l’autre ne ment pas. Qui sait ? Mais quand l’autre le comprend, ça lui fait vraiment mal. Oui, vraiment mal.
Nous nous tenions immobiles sur la berge, à quelques pas de l’eau calme. J’approchai ma bouche de l’oreille d’Alik.
— M’as-tu menti ?
— Oui, Clara, répondit-il à voix basse. Oh, rien que sur des détails ! Je t’en demande pardon, mais c’est le seul moyen pour que je sache si… si ta Légende est semblable à la mienne.
Compris ! Cela signifiait : « C’est le seul moyen pour savoir si, toi, tu ne me mens pas. »
Comme l’avait dit Géli, ce soupçon me fit vraiment mal. Je suis un peu rancunière… un tout petit peu. Aussi, je me promis de lui rendre la pareille. Non pas en mentant, mais en omettant certains détails quand je réciterais ma Légende avec ma voix chantante.