CHAPITRE III
Comment je devinai que c’était un ayatoll ? Les rares fuyards qui avaient échappé aux coups des Tueurs les avaient souvent décrits. Ils se ressemblaient presque tous. De taille plutôt petite, si j’en jugeais par les hommes du village, ils avaient des bras très longs, des jambes légèrement arquées, et marchaient courbés en avant.
Leur visage était couvert de poils. Cela ne m’étonnait guère puisqu’au village aussi, certains… Rares étaient ceux qui, pour se débarrasser de cette gênante pilosité, possédaient un couteau, comme Rol. Peut-être ce couteau, qu’il tenait de feu son père, n’était-il pas étranger au fait que je l’avais choisi.
Ils n’étaient que deux, Kraf et lui, à utiliser un tel objet, du moins parmi les jeunes. Les vieux conservaient précieusement les lames d’acier. Oui, nous savons ce qu’est l’acier, le fer, le cuivre, mais nous ne disposons pas de ce qu’il faudrait pour en fabriquer. Pas plus que pour créer la plupart des choses dont parlent les Légendes.
Donc, l’ayatoll était là. Il souriait méchamment. Ses dents étaient très blanches dans son visage au teint sombre. Pas noir : sombre. Pas bronzé : sombre, comme certaines cendres. Il portait un court manteau de fourrure, serré à la taille.
Il parla. J’ignorais qu’ils utilisaient le même langage que nous, et cela me surprit. Mais je n’avais pas peur. Les ayatolls ne tuent que rarement : ils alertent le Tueur, voilà tout.
— Vous devez mourir, grogna-t-il.
— Pourquoi ? demandai-je.
— Parce que notre Loi dit que vous devez mourir. Notre Loi, qui est la seule valable, puisque c’est notre Souverain Maître qui nous l’a dictée avant de regagner le Ciel.
Comment allait-il s’y prendre pour nous conduire de force devant le Tueur ? En corps à corps, Rol n’aurait fait de lui qu’une bouchée. Mais soudain le manteau s’entrouvrit et je vis briller à la ceinture des coutelas très longs, qui paraissaient pointus et tranchants.
Je décidai de gagner du temps. Si encore Rol avait eu l’idée de passer derrière lui pendant qu’il me parlait… Mais non. Rol ne bougeait pas. On l’aurait cru indifférent. Tout à coup, je compris : Rol attendait que je dirige ses actes.
— Je suis jeune, dis-je à l’ayatoll, et j’attends un enfant…
— Alors tu mourras deux fois, répliqua-t-il. Une fois pour toi, une fois pour ton enfant. C’est la Loi.
Il était cinglé. On ne peut mourir deux fois ! Et d’ailleurs, je n’attendais aucun enfant.
Il entrouvrit son manteau, happa le manche de l’un de ses longs coutelas qu’il brandit et ordonna avec sévérité :
— Allons, marchez ! Le Seigneur Tueur n’est pas loin.
C’est alors que, presque sans desserrer les mâchoires, je dis à Rol :
— Tue-le. Tu en es capable si tu chasses la Peur.
L’ayatoll ricana et avança vers Rol. Je compris alors que les récits que m’avaient fait les fuyards rescapés n’étaient pas exacts : les ayatolls ne tuaient pas si on leur obéissait. Mais si on refusait de s’incliner…
Rol avait déjà reculé d’une dizaine de pas. Je réprimai un léger sourire. À ce petit jeu, l’ayatoll partait perdant… Rol était capable de courir deux fois plus vite que lui, d’autant plus qu’aucun manteau ne l’embarrassait.
Oui, mais… si l’ayatoll appelait son Tueur ? On avait parlé de l’arme fantastique de ceux-ci : un objet guère plus gros que la moitié de mon poing, et qui semait la mort à distance avec un fracas comparable à celui de la foudre.
— Tue-le ! répétai-je.
Cette fois, Rol avait entendu. Et il m’avait toujours obéi. Il cessa de reculer. L’ayatoll arrivait sur lui, à deux pas, brandissant son long coutelas… Il n’avait pas remarqué que Rol s’était baissé, puis s’était relevé très vite.
Moi, je l’avais vu, parce que je connaissais Rol. Il était capable d’écraser un lézard de roches sans que j’aie vu jaillir la pierre de sa main.
Elle jaillit, la pierre, et frappa l’autre sur la tempe gauche, avec une violence inouïe. L’ayatoll tomba et son long coutelas s’enfonça dans son ventre. Mais, dans son agonie, il eut encore le temps de crier, d’un long cri de douleur qui se répercuta sur le flanc de la montagne.
J’avais couru jusqu’à Rol.
— Viens ! Vite ! Le Tueur sera là dans quelques minutes… Les ayatolls ne sont que leurs rabatteurs…
Je l’entraînai vers un amas rocheux où nous pourrions peut-être nous dissimuler. Les Tueurs ne poursuivent guère le « gibier » qui leur échappe. Ils chassent pour leur plaisir et non pour se nourrir, contrairement à nous.
Les vieilles Légendes prétendent qu’il en était ainsi autrefois, quand les Humains ne manquaient pas de nourriture. Ils détruisaient parfois sottement, et laissaient leur proie pourrir sur place.
Mais l’amas rocheux était à près de deux cents pas ! Nous n’avions pas parcouru le quart de cette distance quand la foudre tonna derrière nous. Rol tomba en grimaçant.
Avant même de me retourner, je vis que l’une de ses cuisses n’était plus droite et je compris qu’elle était brisée. J’attendis que la foudre s’abatte sur moi. Les dents serrées. Puis je me dis que, puisque j’allais mourir, je pouvais m’offrir le luxe de voir de près un Tueur, et je me retournai.
Il marchait vers nous, son arme étrange à la main. Il avait l’air jeune : une vingtaine d’années. Il ne portait pas de robe, mais un pagne, comme nous. Ses traits étaient figés, sans aucune trace de colère. Un glaçon, comme ceux que nous trouvions l’hiver dans les rares anses calmes du torrent. Une étrange inscription en forme d’étoile était gravée, probablement au fer rouge, sur son épaule gauche.
Il releva son arme, et la foudre frappa Rol une seconde fois, mais en pleine tête. Rol talonna les rocailles et s’immobilisa. Je préférais ça. Si le Tueur lui avait accordé la vie sauve, que serait-il devenu avec sa jambe brisée ? Il serait mort de soif, de faim et de souffrance.
Pauvre Rol ! Il avait dit : « Nous sommes ensemble pour la vie…»
Puis l’objet à foudre fut braqué vers moi, et je ne fermai pas les yeux. Le Tueur le remarqua et gronda :
— Une femme courageuse !
— Il y en a, répliquai-je. Autant que des hommes. Pourquoi pas ?
Il me dévisageait avec attention. Enfin, il hocha la tête :
— Tu es belle. Je ne te tuerai pas encore. Tu es infiniment plus désirable que tous les ayatolls femelles et que toutes les Tueuses que je connais. Viens avec moi.
Il glissa son arme dans une petite poche qu’il portait à la ceinture et siffla brièvement. Des pierrailles roulèrent sous des pas malhabiles, à quelques centaines de mètres, et bientôt deux ayatolls apparurent, leurs longs bras ballants.
Le Tueur me désigna du pouce :
— Conduisez-la au village, qu’on l’enferme et qu’on la surveille en attendant mon retour.
Tout était dit. Il nous tourna le dos et s’en fut vers l’amas de rochers, à la recherche d’une autre proie.
C’est ainsi que je revins au village où j’étais née. Aucune illusion : pour une nuit, j’allais devenir la maîtresse d’un Tueur. Et au petit jour, la foudre me frapperait comme elle avait abattu Rol.
* *
*
J’étais enfermée dans la plus belle maison, tout au bord du torrent. Comme toutes les autres, elle était édifiée grâce à des rochers entassés qui formaient les murs ; le toit, en forte pente double, étant recouvert de raphlierre, cette plante rampante qui est pour nous si utile car ses minuscules racines s’accrochent partout, et ses larges feuilles vernissées la rendent à peu près imperméable à toutes les averses, et ce en toute saison.
Grâce aux cinq ou six couches de feuillage épais, la pluie et la neige glissaient et s’abattaient au-delà des murs. Autrefois, nos téméraires voyageurs étaient d’accord sur ce point, on utilisait des matériaux « fabriqués », mais comment aurions-nous « fabriqué » quoi que ce soit ?
Bien sûr, cette prison était purement symbolique. Je pouvais m’en évader à ma guise. Mais dehors veillaient les ayatolls, et deux lunes brillaient maintenant dans le ciel clair. Chose étrange, je détestais les ayatolls plus que le Tueur. Allez comprendre pourquoi !
La mort de Rol m’avait peinée, mais pas autant que je l’aurais supposé. Il m’était déjà advenu de regretter d’être partie avec lui… pour aussitôt après me dire : « Mais avec quel autre ? »…
Certes, j’aurais pu aller jusqu’au village le plus proche, à trois jours de marche, mais il ne comportait qu’une dizaine de foyers, l’existence y était beaucoup plus difficile que chez nous, et les unions entre jeunes de clans différents vues d’un très mauvais œil.
Vieux et jeunes tenaient à l’écart pendant des années ces couples étranges.
Je m’étais allongée sur le lit de feuilles – encore des feuilles de raphlierre qui, loin de se briser lorsqu’elles sont sèches, demeurent souples et caressantes, et je rêvassais.
Bien sûr, je n’avais aucune envie de mourir. Mais apparemment tous ceux du village avaient été abattus, ainsi que Rol. Or notre clan était le dernier en amont sur le torrent, et le Tueur avec ses ayatolls avait remonté le cours de celui-ci.
Ce qui revenait à dire que toute vie humaine avait disparu jusqu’à la plaine et au-delà. Alors, s’il me faisait grâce… je serais condamnée à vivre seule, soit dans la montagne hostile, soit dans le village empuanti par les cadavres. Autant la mort pure et simple !
Bien sûr aussi, je n’avais aucune envie de servir de jouet au Tueur. Cependant cela me paraissait moins désagréable que de mourir, d’autant plus qu’il était jeune et bien bâti.
Nous n’avons jamais connu de problème de ce genre au village. Dès qu’une fille est pubère, la prend qui veut, à la condition qu’elle accepte. J’aurais préféré repousser le Tueur, parce qu’il tuait, mais comment l’écarter alors qu’il pouvait me faire maîtriser par ses ayatolls, ou même me livrer à ceux-ci ?
J’en étais là de mes réflexions moroses quand la porte s’ouvrit.