INTERLUDE

Glaciale était l’eau du torrent, et tiède la roche, aussi Lorak accomplit-il des mouvements désespérés pour échapper à l’étreinte du liquide et s’allonger sur une longue plate-forme rocheuse qu’il avait décelée à tâtons. Le sol en était froid, mais sans aucune comparaison avec l’eau.

Lorak, fils du Seigneur de Ginsk, eut le geste instinctif du Tueur : il palpa sa ceinture. Ou du moins il tenta de le faire, car ceux du village la lui avaient dérobée, ainsi que toutes ses armes.

Avant d’être jeté dans le torrent, il avait pu apercevoir les corps de ses compagnons, gorge tranchée d’une oreille à l’autre. Comme un liquide tiède coulait lentement sur sa poitrine, il passa sa main sur sa gorge et, dans l’obscurité, ses doigts glissèrent sur sa peau. Il rapprocha sa main de son nez… C’était du sang.

Il avait donc la gorge tranchée, comme les autres, et pourtant il vivait ! Il respirait ! Il remit à plus tard l’explication de ce miracle. Comment eût-il pu deviner que celui qui l’avait « achevé », un jeune, épouvanté par ce qu’il devait faire, lui avait tout simplement coupé le lobe de l’oreille gauche ?

Dans ce village de limaces ne vivait aucun Tueur – on savait s’en débarrasser assez tôt – mais une partie de la population avait hérité la conception de Martha, la première femme de cette nouvelle humanité : « Ne tuez jamais. »

Un critique aurait pu faire observer : « Si vous ne le tuez pas, il va alerter les autres, qui vous détruiront. » Problème insoluble : faut-il ôter la vie à un humain pour protéger ceux que vous aimez ? Faut-il faire passer l’existence d’un ennemi mortel avant celle de tous ceux avec lesquels vous vivez depuis votre naissance, quand vous savez que, si vous lui accordez la vie sauve, il détruira tout ?

Quoi qu’il en soit, Lorak vivait. Un caillot de sang se formerait sur le lobe de son oreille. Il se mit à genoux. Il n’était pas stupide comme certains chefs de Cité et comme la plupart des ayatolls. Il devait se reposer et plonger de nouveau dans le torrent, volontairement cette fois.

L’obscurité était totale, et dans cette rivière souterraine il ne pouvait compter sur la lumière du jour, pas même sur celle des trois satellites.

Le rocher était tiède, l’eau glaciale. Il resta pendant longtemps à somnoler, puis son cerveau émergea de l’oubli. Il était un Tueur. Il avait découvert un village où les limaces se défendaient. Mieux encore : elles se débarrassaient des Tueurs ! Ses compagnons et lui étaient-ils les premiers à franchir ces collines rocheuses ? Improbable. Les Tueurs avaient depuis longtemps repéré tous les villages, se réservant de les attaquer à volonté aux jours d’ennui.

Une telle découverte exigeait que l’on fît un rapport à l’Ordre Établi. Sans nul doute, ce rapport n’avait jamais été communiqué. Conclusion facile : aucun des Tueurs qui avaient autrefois attaqué ce village n’en était sorti vivant.

Lorak, allongé sur le ventre, doigts effleurant l’eau froide, réfléchit. Pas un instant il n’envisagea qu’il fût le seul Tueur non égorgé après une attaque. Or, aucun des autres n’avait jamais reparu. Et pourtant, ce n’était certes pas la première fois qu’une de ces limaces refusait de supprimer un Tueur. Pourquoi ces « faux égorgés » n’avaient-ils pas alerté l’Ordre Établi ?

Le torrent glissait sur les roches avec un bruit énervant, comme celui d’un vent régulier dans les feuillages. Pourquoi les « faux égorgés » n’avaient-ils pas alerté l’Ordre Établi ?

Une seule réponse : ils n’étaient pas sortis vivants du piège du torrent. Celui-ci comportait soit une longue zone entièrement emplie d’eau, soit des passages trop étroits pour qu’un homme pût s’y glisser.

Première idée : « Je suis perdu ! » Et tout à coup, l’espoir : n’y a-t-il pas d’autre issue que le torrent ? L’obscurité l’empêchait de voir les parois rocheuses et pourtant, paradoxe, elle était son unique alliée. S’il existait une issue autre que le lit du torrent, elle se traduirait par une vague lueur dans la nuit.

Peut-être ce raisonnement était-il stupide, car une faille dans le rocher pouvait fort bien ne pas être en ligne droite. Mais Lorak n’y croyait pas. Les collines qui encerclaient le village n’avaient rien de ces montagnes où l’on découvre des galeries longues de plusieurs centaines de mètres.

Il se leva, palpa la roche. Il se trouvait sur une corniche très étroite. Quand, adossé au rocher, il tâtonnait avec son pied, il la retrouvait encore plus loin. Depuis des siècles, le niveau du torrent avait baissé, découvrant le rocher rongé par l’eau.

Il avança en aveugle, fit ainsi une centaine de pas, puis s’immobilisa, cœur battant à grands coups. L’obscurité avait cédé la place aux demi-ténèbres ! Il entrevoyait ses mains ! Il remua les doigts et les vit bouger !

Alors, il chercha la source de lumière et l’aperçut presque aussitôt : une faille dans la roche. Hélas ! Elle était sur l’autre rive. Oh, la distance qui l’en séparait n’était pas considérable : quatre à cinq mètres au jugé. Mais il fallait traverser le torrent tumultueux et, au-dessous de cette vague clarté, il n’apercevait aucune corniche rocheuse.

La violence du torrent interdisait toute traversée en ligne droite. Il rebroussa chemin tout en essayant de ne pas perdre de vue la faille dans le rocher. Puis il s’arrêta, calcula, les yeux fermés dans les ténèbres. On ne réfléchit jamais aussi bien qu’en fermant les yeux, même la nuit.

Il se laissa glisser dans l’eau glaciale. De toutes ses forces, de toute sa hargne, il fendit en oblique le courant violent. Il ne savait même plus si son oreille saignait encore. Une seule idée en lui : se cramponner à la faille rocheuse par laquelle la lumière passait.

Il l’atteignit, s’accrocha du bout des doigts, se hissa lentement, s’engagea avec peine dans la brèche de la paroi. La faille s’élargit, et il put s’adosser d’un côté, pieds appuyés de l’autre. Et puis… il entrevit les reflets du soleil !…

Pourrait-il sortir de cette sorte de cheminée ? Au sommet, n’était-elle pas trop étroite ? Eh bien, non. Il émergea dans la divine lumière. Alors, il s’allongea sans crainte, ce flanc de colline étant à l’opposé du village.

Que devait-il faire ? Lui, Tueur, devait-il revenir chez les limaces pour leur donner une leçon ? Il regrettait que nul n’eût envisagé d’emmener des ayatolls : ils eussent pu lui procurer d’autres armes. Mais chacun avait considéré cet assaut comme une partie de plaisir…

Son devoir lui commandait d’alerter l’Ordre Établi. Il fallait détruire ce village, l’anéantir avec toutes ses limaces, et pour cela revenir tout aussi nombreux, mais cette fois avec les ayatolls qui opéreraient des diversions.

Il resta là, allongé au soleil, pendant plus d’une heure, puis il descendit au pied de la colline. Il ne devait pas être loin de l’endroit où ils avaient quitté leurs chevaux puisque, dès son premier sifflement très discret, il entendit un piétinement de sabots sur le sol.

Sa monture vint près de lui, hennit en frôlant, de ses narines, le sang qui avait coulé sur les épaules et la poitrine de l’homme.

Lorak sauta en selle et partit au galop afin d’alerter l’Ordre Établi… ou du moins ce qu’il en restait.

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Il advient qu’une information, pour honnête qu’elle soit, produit des résultats que l’on n’avait pas prévus.

Les fanatiques de l’Ordre Établi qui avaient attaqué le village étaient, pour la plupart, les Seigneurs de Cités parfois lointaines, qui avaient amené avec eux l’élite de leurs Tueurs. Lorak fit le récit du combat dans la Cité la plus proche, celle de Galican, puis s’en fut, tel un messie courroucé, informer les autres Cités.

Or, dans chacune de celles-ci ne restaient qu’une vingtaine de Tueurs, les moins habiles… et plusieurs centaines d’ayatolls. Depuis bien longtemps, l’envie et la haine couvaient. Quelle belle occasion d’égorger des chefs mal aimés – peut-être parce que trop doux envers la classe des domestiques ?

Décidément, Lorak avait eu tort. Car, derrière lui, la haine explosait.