CHAPITRE IV

On alla voir le Cœur du Monde. C’est ainsi qu’ils le nommaient, parce que, d’après toutes leurs Légendes, les premiers Humains, un homme et une femme, étaient sortis de là il y avait très, très longtemps. Et je savais que c’était vrai, parce que ma Légende le disait aussi.

Sous ce gigantesque amas de rochers éboulés entre deux collines aux pentes friables, qui aurait pu imaginer qu’il existât une telle chose ? Cela datait peut-être de milliers d’années, et cela brillait comme l’eau du torrent sur les roches.

Dans l’amas d’éboulis gisait un engin semblable à un énorme navet pointu, couché sur le côté, fait d’une matière évidemment indestructible avec, entre deux rochers écartés comme par la main d’un géant, une porte ouverte sur la nuit de l’intérieur. Alik regardait cela, visage figé, tout pâle.

— Ainsi, les Légendes disaient vrai, murmura-t-il.

Pauvre cher Alik !… Il avait trop étudié. La Science engendre le scepticisme et tue l’intuition. Pendant toute son existence, il avait répertorié des centaines de Légendes pour en dégager les outrances et les erreurs, alors qu’il aurait dû tenter d’y glaner des vérités.

La vérité, je la connaissais. Alors, je m’agenouillai devant la porte ouverte, je pris ma voix chantante, et je récitai la fin de ma Légende.

* *
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« Alors, le satellite de Blanchard détruisit la vie animale sur ce globe. En bas, la Terre semblait avoir triplé de volume. Une lumineuse enveloppe de gaz « radio-actifs » dissimulait sa surface. L’épaisseur de cette enveloppe s’accroissait sans cesse. Jusqu’où s’élèverait-elle ? À des milliers et des milliers de kilomètres sans doute, c’est-à-dire au-delà des satellites.

« Par un hublot, Blanchard aperçut comme une traînée d’étoiles.

« — La fusée ! dit-il.

« Cette vertigineuse écharpe d’étincelles annonçait le départ du minuscule engin de sauvetage, conçu pour quatre passagers.

« — Martha, oh, Martha ! murmura Blanchard. Toi que j’aimais !

« Martha était partie avec le robot humain, celui dont on avait modifié le cerveau pour en faire un tueur implacable. Tous les occupants des satellites étaient désormais condamnés.

* *
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« Et la fusée revint sur la Terre, bien longtemps après. En descendirent un homme au visage impassible et une femme aux traits contractés. Il n’y avait plus que ruines et dévastation. De place en place, des amas de lave cristallisée indiquaient l’emplacement d’orgueilleuses cités.

« Dans la nuit, Martha, frissonnante, leva le bras vers le ciel.

« — Regarde ! Tout ce qui reste d’eux !

« Il y avait trois lunes dans le ciel.

« L’homme-robot leva la tête.

« — Nous sommes deux, Martha, pour reconstruire un monde, dit l’ancêtre des Tueurs sur la Terre déserte. »

* *
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Je me relevai lentement, les yeux clos. Quand je prends ma voix chantante, je ferme presque toujours les yeux.

Autour de moi, ils avaient écouté en silence. Quelqu’un demanda à voix basse :

— Jeune femme, as-tu bien récité la Légende que tu connais ?

— Qu’est-ce qui vous choque ? fis-je avec défi.

— Dans notre Légende, l’homme et la femme venaient d’un autre monde.

— Dans la mienne, ils venaient de celui-ci. Ils ont attendu pendant longtemps, jusqu’au moment où ce qu’ils appelaient « radio-activité » leur permette de revenir.

— Et voilà la Genèse, souffla Alik. Celle que je cherche depuis des années. Cet homme qui avait été modifié par les savants de son époque a débarqué ici avec une femme normale. C’était devenu un Tueur, et parmi leurs enfants et les enfants de leurs enfants, il y a eu des Tueurs… mais aussi des non-Tueurs. Les premiers, obéissant à un instinct venu du fond des âges, cherchent à se débarrasser des autres. Et ils continueront éternellement puisqu’ils ont été conçus pour cela.

— Mais alors, murmurai-je, nous ne pouvons rien faire ?

— Si fait, Clara. Toutes choses tendent vers un équilibre. Il existe très peu de vrais Tueurs. Malgré certains élans, nous ne le sommes, ni Géli ni moi. Ils finiront par être noyés dans le nombre. Il y faudra quelques centaines d’années, voilà tout.

« Voilà tout ! »… Des centaines d’années, alors qu’un seul Tueur et ses ayatolls, pendant ce temps, sacrifieraient des centaines et des centaines de villages !

Mais je ne répondis rien. Je ne voulais faire aucune peine à Alik, ni à Géli. J’entrai dans l’étrange engin qui avait ramené sur Terre le premier homme et la première femme sans intervention divine. À vrai dire, je ne cherchais rien de précis.

Dans ma Légende, j’avais omis certaines phrases. Même chez moi, autrefois, je les avais volontairement omises parce qu’elles contenaient des indications pour tuer et que, sans en avoir véritablement horreur, je détestais donner la mort, même aux serpents et aux araignées. Je n’étais pas une Tueuse, ni une limace ni un ayatoll. Peut-être préfigurais-je ces Humains à venir dans quelques centaines d’années, dont venait de parler Alik.

Mais j’eus beau regarder de tous côtés, je ne vis rien qui ressemblât à une arme terrifiante capable de tuer des milliers d’ennemis. J’avais idée qu’elles auraient pu nous servir avant longtemps… Je n’en découvris aucune.