CHAPITRE V

Je n’ai jamais très bien compris le caractère de Géli. Elle parut tout heureuse en apprenant qu’Alik et moi allions vivre ensemble dans une maison proche de l’entrée du torrent dans le village. Et elle vécut avec un autre, et quand elle rencontrait Alik elle l’embrassait sur les deux joues, comme on embrasse son frère. Peut-être avais-je eu de mauvaises pensées. Peut-être n’existait-il en elle qu’une affection fraternelle. Peut-être aussi, en tant que Tueuse, se serait-elle jugée déshonorée en luttant contre celle qui lui avait sauvé la vie. Quoi qu’il en soit, elle s’était pliée, comme Alik, à l’existence de ces étranges limaces qui ne craignaient pas les Tueurs.

Et la vie continua, paisible, pendant des semaines.

* *
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Quand le premier Tueur de l’Ordre Établi apparut au sommet de la colline, la plupart des hommes valides étaient partis à la chasse, si bien qu’il ne restait plus qu’une trentaine de combattants, vieux ou éclopés.

Alik était là, mais Géli avait tenu à suivre les chasseurs. Peu importait : personne n’eut peur en apercevant cette silhouette qui se découpait sur le ciel bleu. Un Tueur de plus allait glisser dans le torrent, la gorge tranchée.

Tout à coup, Alik le reconnut et devint tout pâle.

— Mon père, le Seigneur de Galican ! murmura-t-il.

Il hésitait. Les éclopés, bien armés, se groupaient au pied du sentier. Là-haut, le vieux Tueur avait placé ses mains sur ses hanches et, baissant la tête, contemplait avec mépris le groupe qui s’apprêtait à combattre.

— Limaces, hurla-t-il, je représente l’Ordre Établi !… Jetez vos armes et mettez-vous à genoux !

C’est alors qu’Alik s’élança vers lui, et je le suivis, parce que je ne voulais ni qu’il meure ni qu’il tue son père. Nous étions à mi-chemin quand surgirent les autres : une quarantaine de Tueurs de tous âges, alignés sur la colline, bras croisés, sûrs de leur supériorité. Ils ignoraient (je le supposais) qu’ils ne pouvaient descendre que par le sentier.

Nous étions à quelques pas du Seigneur de Galican.

— Père, dit Alik, j’ai découvert les preuves de ce que j’avançais. Tous les Humains de cette planète sont issus d’une souche unique, un seul homme et une seule femme, et ceux qui vivent ici sont leurs descendants comme nous. Là-bas existe encore l’engin qui les a portés jusqu’ici.

— Te voilà retombé dans ta folie, fit le Seigneur de Galican. Quoi de commun entre nous, Tueurs, et ces larves ? Nous sommes une race supérieure.

— Père, répéta Alik, j’ai découvert des preuves !

— Des preuves découvertes par un fol !…

— Père !

Le Seigneur de Galican tira son poignard de sa ceinture mais, je le notai dans son regard, sans menace pour son fils.

— Ces limaces doivent périr, car c’est la Loi. Écarte-toi.

— Non, dit Alik, les bras pendants.

Un éclair brilla dans les yeux du père.

— Alik, livre-moi passage !

— Père, ces gens-là sont de notre race. Ils ont été élevés autrement que nous, voilà tout. Si tu les tues, c’est comme si tu me tuais, car je suis des leurs.

— Alik !

— Tu passeras sur mon cadavre, père, murmura Alik, les bras pendants.

Le regard du Seigneur de Galican flambait de plus en plus. La dague se leva. Je glissai ma main dans ma poche. Alik ne bougeait toujours pas. L’arme allait frapper, j’en étais certaine ! Il suffisait de voir les traits convulsés du vieux Tueur.

Alors, très vite, je sortis de ma poche l’arme terrifiante dont Alik m’avait expliqué le fonctionnement, je la braquai et j’appuyai. J’étais si près du Seigneur de Galican que je ne pouvais le manquer.

La détonation retentit sur les collines, et le père d’Alik s’écroula. Alik tourna la tête vers moi et murmura, incrédule :

— Tu as fait ça ! Tu es perdue !

Les Tueurs se précipitaient en courant, arme au poing. Ils arrivaient au sommet du sentier, fonçaient vers nous.

Alors le vieux Seigneur de Galican se souleva sur un coude, trouva la force de lever l’autre bras et de crier :

— Celui-ci est mon fils Alik, désormais Seigneur de Galican. Celle-là, sa femme, et donc laissez-les en paix et tuez les limaces.

Puis il retomba en arrière. Les autres accouraient en brandissant leurs dagues et en hurlant. Surprise, je notai qu’aucun d’entre eux n’utilisait l’arme avec laquelle je venais de blesser à mort le père d’Alik. Plus tard, j’appris que l’Ordre Établi possédait un code d’honneur : ne se battre qu’à l’arme blanche.

J’entraînai Alik hors du sentier. Il regardait le corps de son père, sans dire mot. Les Tueurs passèrent devant nous et nous négligèrent. Une trentaine de mètres plus bas, ils se heurtèrent à ceux du village qui, tout éclopés qu’ils fussent, venaient au combat.

Hélas ! Ils n’étaient pas de force à résister, et je compris qu’ils allaient se faire égorger, et je grondai de fureur. C’est alors qu’Alik me dit d’une voix morne :

— L’élite des Tueurs va périr.

Je compris pourquoi il disait cela : sur le flanc opposé, au-delà du village, les chasseurs, enfin de retour, dévalaient la rude pente afin de venir en aide à leurs compagnons.

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Ce fut un atroce carnage. Les Tueurs, comme de coutume, prétendaient ne pas reculer mais ils n’avaient rien à défendre, sinon « leur honneur ». Comme si le mot « honneur » pouvait s’appliquer à ceux qui tuent par plaisir !

Les autres protégeaient leur village, leurs femmes et leurs enfants.

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Quand tout fut terminé, aucun Tueur n’était vivant… mais une trentaine de nos amis gisaient sur le sol. Nous descendîmes du sentier, Alik et moi. Et je reconnus à terre Sark et Géli, roides morts, et je compris qu’elle avait combattu près de lui et je me traitai intérieurement de noms insultants car je n’avais pas eu l’idée d’agir comme elle. Il est vrai qu’Alik n’était plus en danger.

Les rescapés du village commençaient à tirer les cadavres, par les pieds, jusqu’au torrent. Quand ils prirent Géli, Alik s’interposa :

— Non, fit-il. Pas vous.

Il souleva sa sœur, l’emporta dans ses bras et la jeta dans le courant. Quand j’arrivai près de lui, je vis qu’il avait des larmes sur les joues. Il en avait honte, aussi il ne les essuya pas, espérant sans doute que je ne les avais pas vues.

— Viens, me dit-il.

— Où ?

— À Galican. Les Tueurs ont dû laisser leurs chevaux dans la forêt, nous en récupérerons deux. Nous allons à Galican.

— Mais pourquoi ?

Il baissa la tête.

— Dès que les ayatolls apprendront la mort de leur Seigneur et de ses plus braves compagnons, ils se croiront maîtres de la ville. Qui sait ce qu’ils feront de mes anciens camarades de jeux ? Ma place est là-bas pour empêcher les tueries et les pillages et faire régner l’ordre. Je suis Seigneur de Galican.

Je le dévisageai, un peu éberluée. Celui qui parlait était-il bien l’Alik que j’avais connu et que j’aimais ?

Une main parcheminée se posa sur son épaule : celle d’un vieillard dont j’avais oublié le nom.

— Allons d’abord chez toi, Alik, fit ce vieillard. Rien ne presse. Des jours et des jours couleront avant que ceux de ta Cité apprennent ce qui vient de se produire. Tu as le temps de m’écouter : ce ne sera pas long.